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Actualités - REPORTAGE

Après l'émotion des retrouvailles quel accueil le Liban a-t-il réservé aux ex-détenus relâchés par Israël ? Entre les promesses et le chômage au quotidien, la dure expérience de la liberté (photos)

L’émotion calmée, les problèmes commencent. Relâchés par Israël en juin dernier, à la suite de négociations difficiles qui ont duré neuf mois, les anciens détenus ne parviennent pas à savourer leur liberté retrouvée. Ils se sentent mal à l’aise dans cette nouvelle vie, à laquelle ils avaient pourtant tellement rêvé dans leur minuscule cellule sombre. Certes, ils ont bien retrouvé leurs familles, mais elles sont terrassées par des conditions de vie difficiles. Ils ont voulu revoir leurs compagnons, mais bon nombre d’entre eux sont portés disparus ou sont morts dans des opérations de résistance alors que d’autres ont abandonné la lutte. Ils ont espéré continuer à servir leur pays, mais celui-ci semble les considérer comme un poids trop lourd à porter...et se cantonne dans le silence. Les promesses que le président du Conseil, M. Rafic Hariri, a lancées en les accueillant à Majdelyoun ne se sont, en effet, pas encore concrétisées et les anciens détenus qui ont cru pourtant avoir mérité de la patrie se sentent aujourd’hui isolés, voire rejetés. Avoir survécu à des années de détention dans des conditions terribles les empêche toutefois de sombrer dans le désespoir et s’ils ne peuvent parler de l’avenir, parce qu’ils ne savent pas vraiment que faire de ce cadeau du destin, ils se retrouvent ensemble pour évoquer encore et encore les longues années de prison, la révolte et la lutte de tous les instants contre le désespoir et l’oubli, tout en se déclarant prêts à entreprendre une nouvelle action de résistance, quitte à revivre cette douloureuse expérience. Car, quand on n’a plus rien, il ne reste plus que les convictions. Rajaï, Nabih et Afif ne représentent qu’une petite partie des détenus relâchés, mais leur cas est assez significatif de la situation générale de ceux-ci. Les trois jeunes gens sont un peu intimidés de faire l’objet de cette interview, presque trois mois après leur libération. Ils ont tant de choses à dire, mais ils se demandent si cela intéresse les autres. Et la conversation s’engage d’abord difficilement. Tous les trois sont au chômage, n’ayant pas trouvé de travail depuis leur remise en liberté. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché, mais le problème est qu’ils n’ont pas vraiment de qualification, n’ayant pas eu le temps d’apprendre un métier en prison. Car si Rajaï a été arrêté en 1990, Nabih et Afif étaient détenus depuis 1988. Ils ne peuvent s’empêcher de déplorer la grande cérémonie organisée à Majdelyoun à la résidence des Hariri pour célébrer leur retour. «Nous étions trop émus, nous n’avions qu’une hâte, nous retrouver avec nos familles, et on nous a imposé cette rencontre grandiose, comme si le seul objectif de l’opération était de permettre à certains d’en récolter les fruits», précise Afif. «Je n’ai rien pu avaler, ajoute Rajaï. C’était trop riche, trop impressionnant. Certes, même en prison, nous avions une idée de ce qui se passait au Liban, mais de voir cela brusquement, immédiatement après notre remise en liberté, cela nous a donné la nausée». «Je me sentais totalement étranger, souligne Nabih. C’est comme si l’on prolongeait ma détention pour utiliser ma situation à des fins politiques. Je n’avais qu’une hâte, partir». Ce fut là leur premier contact réel avec le pays, après le long cauchemar de la détention. Ils ont essayé de ne pas y attacher trop d’importance. «Nous étions conscients qu’au-delà des cas humains, il y avait des considérations politiques. A la limite, c’était normal», déclare Nabih. Mais, depuis, ils ont été de mauvaise surprise en mauvaise surprise. «Heureusement qu’il y a la famille, les copains et la cause pour laquelle nous nous battons», souligne Afif. Autrement, les jeunes gens auraient certainement sombré dans le désespoir. C’est donc en eux, dans leurs proches et dans leurs convictions que les ex-détenus ont puisé la force de continuer à vivre en dépit du chômage et d’un sentiment de rejet qu’ils perçoivent chez une partie de la société. Ils ne se lassent pas d’évoquer leur expérience en prison, comme si parler de leurs malheurs les aidait à les exorciser. 135 jours d’interrogatoire Rajaï a été arrêté le 13/9/90. Il rentrait, avec ses compagnons, d’une opération contre les Israéliens. «Nous savions qu’ils avaient décelé notre présence, mais nous pensions pouvoir fuir avant d’être attrapés. Entre-temps, ils ont reçu du renfort...et j’ai été le seul à être capturé, mes compagnons ayant réussi à s’enfuir». Au moment même, Rajaï a pensé qu’il a eu de la chance d’être encore vivant. Mais au fond de lui, il aurait aimé mourir, car cela aurait été plus valorisant. Il a été ensuite emmené à la prison de Khiam, et c’est là que le cauchemar a commencé. Il y a ainsi subi 135 jours d’interrogatoire menés tantôt par les miliciens de l’ALS et tantôt par les officiers des renseignements militaires israéliens. Avec beaucoup de pudeur, il évoque rapidement les coups, les insultes, les tortures, les conditions de détention désastreuses, l’absence totale d’hygiène... «Il nous est arrivé de rester 40 jours sans prendre un bain, déclare-t-il, et au début, on nous affamait et on ne nous donnait pas à boire». Rajaï raconte ensuite que l’un de ses compagnons de détention avait si faim qu’il a dû manger sa propre pantoufle en liège et plastique. Afif, qui a lui aussi connu l’enfer de Khiam, approuve vigoureusement. Il ajoute qu’un autre compagnon avait si soif qu’il a été contraint de boire son urine. Il a été ensuite transporté à l’hôpital pour empoisonnement. Tout cela est dit sans le moindre apitoiement, comme un simple récit de faits banals. Pour Afif, le plus dur est encore de voir des compagnons, détenus comme eux, travailler pour le compte des Israéliens, en contrepartie de menus privilèges: une ration alimentaire plus consistante, un matelas, etc. «Je ne les juge pas, précise-t-il. Les conditions de détention sont si dures qu’on peut en arriver jusqu’à oublier la dignité ou les convictions. Mais imaginez un peu la situation de celui qui vient d’être arrêté et emmené à Khiam. Il subit les premiers interrogatoires, accompagnés naturellement de tortures physiques. Il est ensuite enfermé dans une cellule minuscule et il est mis en contact avec un détenu comme lui. Il croit avoir enfin trouvé une oreille amie et un peu de répit. Sa tension se relâche, il en vient aux confidences et... il apprend plus tard que tout ce qu’il a dit a été fidèlement rapporté à ses geôliers... C’est terrible, mais nous sommes tous passés par là». Sur la grande misère des prisonniers de Khiam, Rajaï et Afif sont intarissables. A tel point que la longue détention de Nabih en Israël paraît une sinécure. Là-bas, une fois que le jugement a été prononcé, tous les prisonniers, israéliens ou étrangers, sont soumis au même régime. Mais c’est avant le jugement que la situation est terrible. Tortures, détention dans une cellule minuscule, isolement total et absence de lumière, interrogatoires ininterrompus, tous les moyens sont utilisés pour terroriser le détenu et lui délier la langue. Mais dès que le jugement du tribunal est prononcé, il devient un prisonnier comme les autres. Nabih a été condamné à 15 ans de prison. Il avait 16 ans au moment de son arrestation. Il a passé 10 ans en détention et il a finalement bénéficié de l’échange. De ses années de prison, il garde surtout le souvenir de cette merveilleuse fraternité qui s’est nouée entre lui et les autres détenus libanais, palestiniens ou arabes en général. «Nous avons poursuivi notre lutte en prison et nous avions réussi à créer un mouvement de protestation assez important «Le mouvement national prisonnier». Nous avions même organisé deux grèves de la faim, de 15 et 16 jours, à la suite desquelles nous avions obtenu le droit de regarder la télévision et d’écouter la radio». La liberté, enfin... Rien de tel naturellement à Khiam, où les nouvelles du pays ne parvenaient qu’à travers les bavardages des geôliers ou grâce aux récits des nouveaux prisonniers. C’est dire si elles étaient déformées ou arrivaient en retard... Ce n’est qu’après la première visite du CICR (Comité international de la Croix-Rouge), en 1995, que les conditions de détention se sont quelque peu améliorées et que les prisonniers ont pu recevoir de temps à autre des visites de leurs familles ou en tout cas communiquer avec elles. Mais tous ses acquis ont été retirés après l’opération d’Ansariyé, en septembre 97, au cours de laquelle 11 soldats israéliens avaient trouvé la mort. La grande nouvelle de l’échange est ensuite tombée. C’est avec un serrement de cœur que les trois ex-détenus parlent de leurs compagnons restés en prison. «Je n’aurai la paix que lorsqu’ils seront libérés», affirme Nabih, qui confie toutefois que les deux derniers jours avant la libération ont été les plus longs de toute sa période de détention. «J’imaginais sans cesse mes retrouvailles avec les miens et je n’ai pas pu fermer l’œil pendant 48h». L’heure H ayant sonné, les détenus sont emmenés dans des autobus du CICR et un délégué de cette organisation leur explique comment a pu avoir lieu l’échange, le rôle de la France, du CICR et naturellement du président du Conseil libanais. En traversant le village de Khiam, les détenus libérés sont accueillis comme des héros. En dépit des mesures de sécurité sévères imposées par les Israéliens et l’ALS, la population s’est littéralement jetée sur les bus et Rajaï, dont les parents vivent là-bas, a pu tirer sa mère vers lui, pour une fugitive accolade, à partir de la fenêtre. A Kleya, par contre, et tout au long du chemin jusqu’à Kfarfalous, ce n’étaient qu’insultes et invectives. Les trois ex-détenus n’en gardent aucune rancœur. «Leur situation n’est pas facile là-bas. J’aspire au moment où nous retrouverons enfin cette parcelle du territoire et où nous pourrons dialoguer avec nos compatriotes», déclare Afif. La cérémonie de Kfarfalous rapidement achevée, ils se retrouvent avec leurs familles. L’émotion est alors indescriptible et les trois ex-détenus précisent qu’au cours de leur première nuit de liberté, ils n’ont pu fermer l’œil. «Il nous fallait réapprendre certains gestes oubliés tels qu’allumer la lumière, ouvrir le frigo. Je ne me lassais pas d’exercer ces privilèges», raconte Rajaï, qui explique aussi que tout avait brusquement changé. Il leur a fallu une semaine d’adaptation avant que l’environnement ne leur redevienne familier. Et la famille les a beaucoup aidés dans cette phase. Ensuite, il a fallu penser à l’avenir. Sur l’initiative de Mohamed Safa, responsable du comité de suivi pour la libération des prisonniers libanais en Israël, ils ont formé une délégation qui s’est rendue chez le président du Conseil. «Il a été très aimable, raconte Nabih. Il nous a demandé de remplir des formulaires afin qu’il puisse nous assurer un travail. Mais depuis, nous n’avons plus reçu aucune nouvelle». Ils ne lui en gardent pas rancune. Ils découvrent chaque jour qu’aussi bien les responsables que le peuple en général ont bien d’autres soucis que de s’occuper d’eux. Ils sont tout étonnés de voir la prolifération des téléphones portables ainsi que celle des ordinateurs et ils n’en finissent plus de découvrir leur pays. Car, au moment de leur arrestation, c’était encore la guerre, le Liban était divisé et les régions pratiquement inaccessibles à d’autres que leurs résidents. Or, aujourd’hui, ils s’émerveillent de circuler à Broummana ou à Kaslik, heureux de se mêler à la population qui leur paraît si insouciante. Bien sûr, ils se sentent un peu exclus, d’autant que de nombreux jeunes ignorent jusqu’à leur existence. «Mais je ne leur en veux nullement, déclare Afif. Au contraire, j’essaie d’entrer en contact avec eux, de discuter de ce qui les préoccupe et d’essayer de leur expliquer ce que nous avons vécu». En dépit de toutes les souffrances vécues et peut-être à venir, les trois jeunes ex-détenus ne regrettent rien. Leur engagement, c’est leur vie. Et même si, aujourd’hui, la situation politique leur semble assez décevante, ils ne remettent nullement en question leur choix. «Si nous ne pensons pas comme cela, nous aurons alors le sentiment d’avoir perdu tant d’années pour rien. Non, notre lutte est longue et dure, mais nous la mènerons jusqu’au bout». «Mon rêve, conclut Nabih, est de vivre assez longtemps pour voir le grand jour de la libération... A ce moment-là, tout ce que j’ai subi aura trouvé réellement un sens». Pour l’instant, les trois jeunes gens, qui souffrent de maux physiques divers, cherchent à trouver un métier. Ils veulent suivre une formation de photographe... en attendant mieux. Certes, les partis (le PCL, le Hezbollah ou Amal) qui leur avaient confié les missions anti-israéliennes essaient de les aider, mais c’est loin d’être suffisant. Aujourd’hui, les ex-prisonniers ne veulent pas la charité, ni même bénéficier de la reconnaissance de la patrie. Ils souhaitent simplement qu’on leur donne une chance de gagner leur vie décemment. Après les souffrances de la détention, les jeunes gens connaîtront-ils l’enfer de la désillusion?
L’émotion calmée, les problèmes commencent. Relâchés par Israël en juin dernier, à la suite de négociations difficiles qui ont duré neuf mois, les anciens détenus ne parviennent pas à savourer leur liberté retrouvée. Ils se sentent mal à l’aise dans cette nouvelle vie, à laquelle ils avaient pourtant tellement rêvé dans leur minuscule cellule sombre. Certes, ils...