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Actualités - OPINION

Carnet de route Histoire de personnelle du Liban (2) Tramways et vin de messe

Ma petite enfance libanaise s’écoula ainsi paisiblement, à Beyrouth, qui était une petite ville traversée par quelques lignes de tramways et où j’allais bientôt à l’école à pied, accompagnée de jeunes camarades un peu plus âgées que moi. Il nous était interdit de prendre le tramway, à cause de la «promiscuité», comme disait ma mère (un mot qui me resta longtemps sans signification mais dont je compris vaguement qu’il évoquait un danger, ce qui, évidemment, ne rendait que plus attirant un trajet dans ces wagons sur rails, reliés, par en haut, à une ligne électrique qui souvent produisait des étincelles). Innocents parents qui nous donnaient chaque matin de l’argent de poche, destiné à des mendiants éventuels ou à l’achat d’images saintes, éventuellement à «la semaine de Suzette», et que nous dépensions en tram (5 piastres la place), en bonbons chez un marchand précis qui n’avait que d’immenses bocaux en verre blanc, remplis de friandises de couleur (une couleur par bocal), saupoudrées de sucre en poudre, sûrement truffées de colorants. Je ne me souviens plus par quoi je justifie mes dépenses à l’heure des comptes, mais je rapportais toujours deux ou trois images de la Vierge, qui me laissaient largement gagnante. * * * A partir du printemps, dans cette ville verte et bleue, commençaient cependant à rôder deux spectres qui hantaient les mères de famille. Celui de la typhoïde, qui répandait la terreur («si l’on n’en mourait on en perdait ses cheveux en tout cas» nous disait-on), et celui, annuel, du ver solitaire, infiniment moins dangereux mais dont le traitement par divers vermifuges naturels entraînaient un dégoût anticipé (la bête mesurait entre 5 et 12 mètres «avait-on cru bon de nous préciser, ce qui, à soi seul, nous épouvantait»). C’est ainsi qu’au troisième trimestre scolaire, nous avions droit, à la maison, à des expressions nouvelles: «Permanganate», «Eau bouillie» dans la glacière puis le frigidaire (ne rien boire d’autre et ne jamais manger fruits ou crudités en dehors de la maison). Je ne sais si mes amies et moi étions particulièrement perverses, mais à Beyrouth comme en villégiature, il n’y avait pas un marchand de me’té ou de pois chiche verts (vendus dans leur cosse) qui ne reçût nos nombreuses visites. Rien de très freudien là-dedans: la séduction du fruit défendu, et sans doute la certitude que la typhoïde n’arrivait qu’aux autres. En plus, le délicieux frisson du remords devant les questions, toujours aussi naïves des parents suivies de mensonges éhontés. Dans un village, où je passais souvent une partie de l’été chez une tante, nous nous arrangeâmes même pour frauder à l’église. Ma tante exigeait que nos allâmes à la messe, cousins, cousines et moi. Il était sous-entendu qu’il s’agissait de l’église maronite, mais l’un de nous venait de découvrir les délices de la messe grecque-catholique et nous y entraîna en nous recommandant de ne pas rater la communion. Le délicieux vin de messe blanc, objectif du détournement opéré par mon cousin, devait faire de moi une habituée de la pompe melkite... * * * Tandis que ma grand-mère maternelle m’offrait des croix de Lorraine, en cachette de son autre gendre, Italien et fasciste, mes parents me rapportaient de leurs voyages en voitures vers l’Egypte de petites reproductions en terre cuite du puits de Jacob et autres objets saints achetés en Palestine. J’amalgamais les croix politiques et les objets de Terre Sainte aux pieds de la statue de Sainte-Thérèse, dans ma chambre à coucher, et faisais mes prières du soir devant les symboles de la France Libre et ceux de l’Histoire Sainte. Comme j’étais une enfant très pieuse, personne, à la maison, ne voulut me contrarier.
Ma petite enfance libanaise s’écoula ainsi paisiblement, à Beyrouth, qui était une petite ville traversée par quelques lignes de tramways et où j’allais bientôt à l’école à pied, accompagnée de jeunes camarades un peu plus âgées que moi. Il nous était interdit de prendre le tramway, à cause de la «promiscuité», comme disait ma mère (un mot qui me resta longtemps...