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Actualités - REPORTAGE

L'embargo prive Bagdad du fruit de trente années d'efforts

L’Irak est un pays à reconstruire. Il ne reste presque plus rien de ce qui a été réalisé ces trente dernières années dans les différents domaines. Dix ans de guerre avec l’Iran et sept ans d’embargo international ont fini par saigner à blanc l’économie et la société. Pas un secteur n’a été épargné par l’embargo le plus sévère de l’Histoire. La santé, l’éducation, l’industrie et l’environnement ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils étaient en 1990. Incapables d’empêcher l’effondrement total du pays, les autorités irakiennes se contentent de retarder la douloureuse échéance à coup de thérapies provisoires et d’une politique de tâtonnement au jour le jour. D’ailleurs, le gouvernement, dont les recettes sont devenues dérisoires après l’arrêt des exportations de pétrole, ne publie plus de budget depuis des années. La dégradation des secteurs de la santé et de l’éducation est d’autant plus grave que c’est toute une génération d’Irakiens qui en subit les conséquences dramatiques. Les enfants, victimes aujourd’hui de malnutrition et d’analphabétisme, resteront marqués toute leur vie par les souffrances et les privations. Les statistiques fournies par les multiples organisations de l’ONU opérant en Irak ne sont pas plus rassurantes que celles du gouvernement. Mme Abla Kadi, une Libanaise travaillant pour l’UNICEF à Bagdad, affirme que 30% des enfants irakiens souffrent de malnutrition. M. Denis Halliday, coordinateur des organisations des Nations Unies en Irak, précise que 13% des enfants porteront pour le restant de leur vie les traces physiques ou morales de la malnutrition. «Plus du dixième des enfants ne retrouveront plus tous leurs moyens», dit-il. L’effondrement du système de santé, le meilleur dans le monde arabe avant l’embargo, s’est traduit par une progression géométrique de la mortalité, notamment chez les enfants en bas âge. «Avant 1990, déclare M. Halliday, les médecins irakiens étaient réputés pour leurs compétences et les hôpitaux pour l’excellent niveau des services qu’ils prodiguaient. Le manque de médicaments et d’entretien des équipements et des bâtiments ont cependant réduit à néant tous les efforts investis dans le secteur de la santé». La mortalité chez les enfants de moins de 5 ans a grimpé de 7110 décès en 1989 à 57000 en 1996. Chez les plus de 5 ans, le chiffre a augmenté de 20000 à 82000. La mortalité qui était de 26/1000 avant l’embargo tourne aujourd’hui autour de 132/1000. Les premières causes de décès chez les enfants de moins de 5 ans sont la déshydratation (+1600%), la pneumonie (+890%) et la malnutrition (+2500%). Pas de vitamines et de protéines En temps normal, ces maladies ne sont que très rarement mortelles. Mais les hôpitaux irakiens vivent un tel état de régression que le traitement de ces cas est devenu presque impossible. A l’hôpital central de pédiatrie à Bagdad, les médecins se sentent impuissants. Ils se plaignent du manque de sérum, de seringues, d’anesthésiants, d’antibiotiques... Les laboratoires fonctionnent au ralenti et seuls les examens les plus simples peuvent être effectués. L’embargo a surtout frappé le secteur alimentaire. Par exemple, la quantité de farine mensuelle par individu est tombée de 15 à 9 kg. Celle de riz et de sucre de 3,5 à 2,5 kg. Même si le gouvernement s’efforce de maintenir aux environs de 2250 calories/jour les rations alimentaires, les principales protéines et vitamines nécessaires pour assurer une croissance normale des enfants sont inexistantes. Mme Kadi déclare que la situation ne s’est guère améliorée avec l’accord pétrole contre nourriture. «Depuis que le gouvernement irakien a accepté cet accord, il n’a pu être appliqué que pendant un mois, dit-elle. Le travail est très lent à cause de la commission chargée d’étudier un à un les produits que l’Irak compte importer pour s’assurer qu’ils ne peuvent être utilisés dans des secteurs militaires». Cette commission a effectivement soit interdit, soit entravé l’importation de certains genres de produits alimentaires sous prétexte qu’ils peuvent être utilisés dans la fermentation d’agents biologiques. M. Halliday est aussi très prudent dans l’évaluation des résultats de l’accord pétrole contre nourriture. «Cet arrangement permet à l’Irak d’importer tous les six mois pour 700 millions de dollars de nourriture et de médicaments, dit-il. Même avec la nouvelle formule (1,5 milliard par semestre), le pays aura besoin de trois fois plus d’argent pour subvenir aux besoins les plus élémentaires de la population. Les études prouvent que 10% du coût d’un hôpital doivent être déboursés tous les ans pour l’entretien. A titre d’exemple, 30 millions de dollars sont nécessaires pour l’entretien de l’hôpital central de pédiatrie. Cela donne une idée des besoins réels du pays». La situation du secteur de l’éducation est aussi désastreuse que celle des secteurs de la santé et de l’alimentation. Il y a pénurie de livres scolaires, de cahiers, de papiers....L’importation de crayons à mine est sévèrement contrôlée parce qu’ils contiennent du graphite, un élément qui peut être utilisé à des fins militaires. Depuis l’instauration de l’embargo, aucune nouvelle école n’a été construite et la plupart des imprimeries et des entreprises relevant du ministère de l’Education ont cessé toute activité. Selon les chiffres du gouvernement, le pays a besoin de 650 nouvelles écoles, de 62 millions de cahiers scolaires, de 70 millions de livres, de 150 millions de crayons à mine, de 26 millions de feuilles d’examen et de 90 millions de craies. Tous ces produits sont devenus très rares en Irak. Dans de nombreuses familles, frères et sœurs se partagent livres et plumiers. Chez les Jabr, un seul cahier a servi pendant trois ans. Le benjamin l’a hérité du cadet qui l’avait lui-même reçu de l’aîné. La petite Marah se plaint de ne pouvoir utiliser des crayons de couleur. «Tous les devoirs doivent être faits au crayon à mine, explique d’une voix triste Majida, sa mère. A la fin de l’année scolaire j’efface tout à l’aide d’une gomme et je donne le cahier au suivant de mes enfants». A l’Université de Bagdad, l’horloge du temps semble s’être arrêtée au début de cette décennie. Dans l’immense bibliothèque de l’établissement, la plus récente référence remonte à 1991. Les rares livres publiés après cette date sont précieusement conservés dans des lieux sûrs. M. Saad Abdel-Razzak Abdel-Wahhab, professeur d’Economie, parle de la «décadence» de l’Université de Bagdad : «Nous sommes coupés du monde. A part la rareté des nouvelles références bibliographiques, il y a des disciplines entières que nous n’enseignons que d’une façon rudimentaire. Tout ce qui concerne par exemple la récente révolution de l’informatique: Internet, les autoroutes de l’information. Nous parlons de cela à nos étudiants comme si quelqu’un vous parlait à vous-mêmes de la planète Mars». L’Irak est en retard de plusieurs générations sur le plan de l’informatique. Les ordinateurs de type Pentium 100, jugés trop rapides par ceux qui veillent au respect de l’embargo, n’ont pas encore fait leur entrée dans le pays. Le gouvernement ne peut rien faire pour stopper ce processus. La seule mesure prise par les autorités a été d’interdire la sortie des livres du pays. Sur le plan de l’environnement, la situation frôle le désastre. L’infrastructure qui n’a pas été détruite par l’aviation alliée en 1991 fonctionne aujourd’hui au ralenti à cause du manque de pièces de rechange. Les plus importantes stations de pompage du pays sont inopérantes. La quantité d’eau potable distribuée est passée de 45 millions de mètres cubes en 1989 à 9 millions de mètres cubes en 1996. Soit 128 litres d’eau par individu quotidiennement au lien des 320 litres distribués dans le passé. Le nombre de pannes sur le réseau de canalisations a par ailleurs augmenté de 300%, passant de 8000 à 24000 pannes. Si, à Bagdad, le gouvernement déploie de sérieux efforts pour maintenir un minimum de propreté, tel n’est pas le cas dans les autres régions. Dans la ville de Babel par exemple, les ordures s’amoncellent dans les rues. Avant l’embargo, 2700 tonnes d’ordures étaient ramassées tous les jours. La quantité est tombée aujourd’hui à 2000 tonnes. La liste des chiffres effrayants est interminable. L’Irak est en train de mourir, lentement, à petit feu. Les responsables des organisations de l’ONU pensent que, dans les mois à venir, la situation risque d’empirer parce que l’Etat a épuisé toutes ses réserves. Les pièces de rechange qui permettent à certaines industries de fonctionner malgré tout sont prélevées sur des machines qui ont cessé de fonctionner. Mais bientôt, toutes les machines cesseront de fonctionner. Tout s’arrêtera alors. Et 20 millions de personnes se retrouveront soudain propulsées plusieurs siècles en arrière... Pendant ce temps, d’autres hommes seront en train de conquérir Mars. P. Kh.
L’Irak est un pays à reconstruire. Il ne reste presque plus rien de ce qui a été réalisé ces trente dernières années dans les différents domaines. Dix ans de guerre avec l’Iran et sept ans d’embargo international ont fini par saigner à blanc l’économie et la société. Pas un secteur n’a été épargné par l’embargo le plus sévère de l’Histoire. La santé,...