Point de vue L'hippocampe noire

La barque filait vers le rivage, propulsée par un moteur accroché à la coque qui triturait l’eau nerveusement avec sa petite hélice et son bruit de mixer.
Il faisait encore nuit. Bahige démêlait les poissons pris dans le filet. Sélim le passager taciturne était assis sur la poupe. Une fois par mois il partait en mer avec les pêcheurs pour le plaisir un peu étrange de découvrir la côte aux premières lueurs du jour, comme s’il ne la connaissait pas comme le fond de sa poche. Il faut dire qu’il était fou de la mer et qu’il était prêt à tout pour que fut préservé ce qui reste du littoral.
«Tiens, regarde!» dit soudain Bahige. Dans sa main luisait, encore vivante, une bestiole incroyable, rarissime, un hippocampe noir. «Vends-le moi», — s’écria Sélim — «Je t’en donne cent, deux cents billets en échange, autant que tu en voudras». — «Il est à toi», dit Bahige grand seigneur en l’offrant à Sélim qui, sans tarder, le mit dans un sac en plastique rempli d’eau de mer.
Dès que l’ancre fut jetée dans la crique, Sélim sauta dans sa voiture et fonça vers Tyr. Arrivé à son club de plongée sous-marine, il revêtit cérémonieusement son habit étanche et endossa les bouteilles d’oxygène. Puis il demanda au gardien, éberlué, de l’emmener vers le large dans son dinghy.
A bonne distance de la côte, Sélim se laissa tomber dans l’eau en se renversant et, lentement, piqua vers le fond. Près d’un rocher, précautionneusement, il ouvrit le sac et libéra, en le saluant, le petit cheval des mers couleur de jais.
Longtemps après, le gardien hochant la tête, expliquait à qui voulait l’entendre qu’aimer la mer, sa faune et son littoral sauvage à ce point, n’était pas normal, alors que les stations balnéaires, égrenées d’un bout à l’autre du pays, sont si luxueuses. Il faut à tout prix envoyer Sélim se faire soigner par un spécialiste.