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Actualités - OPINION

Limitation de puissance

Retour à la case départ? Oui et non: l’Irak ayant finalement accepté d’accueillir sur l’heure, et inconditionnellement, tous les inspecteurs en désarmement de l’ONU — et à leur tête les Américains qu’il avait ignominieusement chassés — tout semble être rentré dans l’ordre. Outre le fait cependant que la diplomatie russe a donné d’heureux résultats là où semblaient piétiner dangereusement les gesticulations guerrières US, il est désormais acquis que quelque chose va devoir changer, dans la gestion de l’affaire irakienne. Et ce n’est pas là un gain négligeable pour Saddam Hussein.
Pour l’heure, Bagdad n’obtient qu’une simple promesse de Moscou de contribuer activement à la levée de l’embargo international frappant l’Irak sous réserve, bien entendu, d’une stricte application par ce dernier du programme de désarmement établi par le Conseil de Sécurité de l’ONU: plus d’armes nucléaires, chimiques ou biologiques, plus de missiles d’une portée supérieure à 150 km. Mais outre que la perspective (même lointaine) d’une réintégration de l’Irak au concert des nations vient d’être réactualisée après un long statu quo, la conférence de Genève a initié une réflexion sur certains aspects techniques de l’embargo, hier encore tenus pour immuables: notamment, et comme le souligne élégamment le chef de la diplomatie française Hubert Védrine, sur «la façon d’améliorer» le fonctionnement de l’équipe d’inspecteurs de l’ONU. C’est bien la première fois que les Etats-Unis acceptent d’envisager, s’ils ont brandi hier la menace d’un veto, au cas d’une levée prématurée de l’embargo.
Ces développements sont assez significatifs, même s’il serait abusif d’évoquer à ce stade une érosion du leadership mondial que s’est arrogée l’Amérique, depuis l’effondrement de l’Empire soviétique. Ce qu’il convient de constater en revanche, c’est que les puissances de moindre envergure continuent de rechercher âprement leurs intérêts propres, et qu’elles sont encore mesure de s’engouffrer dans la première brèche qui leur serait offerte, au milieu de cette jungle planétaire régie en théorie, par le nouvel ordre international. Les enjeux économiques de la France en Irak sont, ainsi, bien connus; quant à la Russie, non seulement elle vient de remporter un succès de prestige après une interminable période de vaches maigres, mais elle est pressée de se faire rembourser une dette irakienne de huit milliards de dollars.
C’est dans notre région cependant que la dernière crise est le plus riche d’enseignements. Le temps est révolu en effet où les pays arabes pouvaient, comme lors de la guerre du Golfe, se ranger sans trop d’états d’âme sous la bannière étoilée face à l’un des leurs, l’Irak: lequel, en envahissant son petit voisin koweitien, faisait figure d’ennemi public. Non point, bien sûr, que Saddam Hussein ait, en quelques années, réussi à regagner la sympathie des masses arabes, dont une bonne partie avait applaudi à son coup de force de 1991. Tyran sanguinaire et mégalomane (ce qui, somme toute, n’est pas denrée trop rare dans la région) le leader irakien a surtout failli à l’image du héros dont l’avaient paré ses naïfs admirateurs, tous ses coups de bluff ou presque ayant tourné, en effet, à la catastrophe.
Même son étonnante survie politique ne vient pas forcément rehausser cette fameuse image, si précieuse en Orient: c’est qu’elle peut paraître bien suspecte cette survie, compte de tous les moyens déjà mis en œuvre contre le président de l’Irak: compte tenu aussi de la diabolisation permanente de son personnage en Amérique où ce thème continue de refaire, à tous les coups, l’unité sacrée entre l’Administration et le Congrès, entre démocrates et républicains. Si les Arabes ont un besoin maladif de se fabriquer des héros, il faut croire qu’il n’y a rien de tel que les méchants boutefeux pour se donner bonne conscience, de l’autre côté de l’Atlantique...
De là à penser que Saddam Hussein n’a jamais cessé d’être manipulé à distance — ou même à voir simplement en lui «l’homme des Américains» — il n’y qu’un pas, que d’aucuns ont allègrement franchi: après tout, font-ils valoir, la lumière est loin d’être entièrement faite sur les conseils et mises en gardes diplomatiques US adressés par Washington à Bagdad à la veille de l’équipée koweitienne, et dans lesquelles Saddam aurait finement cru déceler une sorte de feu vert! Toujours est-il qu’en envoyant ses tanks dans l’Emirat, en semant la panique dans les royaumes avoisinants, le dictateur irakien a fourni aux Etats-Unis une occasion en or de s’installer avec armes et bagages aux sources mêmes du pétrole, leur seul intérêt véritablement «vital» dans cette partie du monde. Mieux, soutiennent ces méfiants, Washington s’est fait royalement payer pour sa peine, et les industries militaires américaines ont tourné à plein rendement pour surarmer toutes ces monarchies apeurées dont plus d’une, au demeurant, affronte aujourd’hui de graves problèmes de trésorerie. Quant au régime honni non seulement il est demeuré en place, mais les révoltes des Kurdes du nord de l’Irak et des chiites du sud — encouragées par la CIA mais à aucun moment soutenues par les Coalisés — auront seulement permis à l’implacable Saddam de liquider aisément des milliers d’opposants. Mais alors si Saddam n’est ni un héros ni un persécuté, qu’est-ce qui a donc changé à ce point?

Deux facteurs, l’un d’ordre humain et l’autre éminemment politique, expliquent bien cette évolution des esprits. Au fil des ans, les souffrances endurées par le peuple irakien du fait de l’embargo international ont ému et indigné les cœurs les plus endurcis. Car malgré l’assouplissement résultant de l’accord «pétrole contre nourriture» entre en vigueur il y a près d’un an, le produit de ces ventes graduées est loin de répondre aux besoins d’une population en proie aux pénuries alimentaires et aux épidémies, et qui est largement tributaire des subsides et allocations étatiques. Même les agences spécialisées de l’ONU reconnaissent que le niveau de malnutrition chronique reste «alarmant» parmi les enfants irakiens de moins de cinq ans, dont plus de 300.000 seraient décédés depuis la mise en place des sanctions internationales, et cette effroyable situation aide à mieux comprendre la dernière folie du régime de Bagdad.
Que ce dernier mente ou non quand il jure sur l’honneur s’être totalement débarrassé des armes «sales» a cessé d’être, pour les Arabes, la question centrale. Car ce n’est pas Saddam que l’on châtie et martyrise de la sorte depuis des années — le dictateur n’a pas, pour si peu, réduit sa consommation de havanes — mais des millions d’hommes, de femmes et d’enfants: à l’heure où l’opinion internationale s’inquiète comme jamais auparavant de la préservation des sites naturels ou du sort des baleines et autres espèces animales menacées, ce genre d’objections morales à la froide logique de l’embargo n’est plus seulement, en réalité, l’affaire des Arabes.
Et puis, il n’y a évidemment pas que la morale: au plan strictement politique, le revirement arabe à l’égard de l’Irak, perceptible depuis plusieurs mois, est la conséquence directe de l’irruption sur la scène proche-orientale de Benjamin Netanyahu, comme de la trop voyante complaisance dont il bénéficie de la part des Etats-Unis, pourtant parrains du processus de paix. En constituant avec la bénédiction de Washington un axe militaire avec la Turquie, le champion du Likoud a hâté une réconciliation entre les frères ennemis de Syrie et d’Irak. Et que Madeleine Albright se soit enfin résolue à exiger (en vain) un gel de la colonisation, ou que Bill Clinton invoquant des problèmes de calendrier ait omis de recevoir le premier ministre d’Israël qui séjournait brièvement à Indianapolis n’a pas suffi pour apaiser les Etats arabes les plus proches, pourtant, de l’Amérique. Malgré les énormes pressions US, des pays comme l’Arabie Séoudite, l’Egypte et le Maroc viennent de boycotter la conférence économique régionale de Doha, qui s’est soldée par un échec.
La crédibilité des Etats-Unis a nettement diminué au Proche-Orient et les Arabes se retournent maintenant contre Washington, au sujet de l’Irak; l’Amérique exige que l’Irak suive à la lettre les résolutions de l’ONU, mais ce serait un progrès si elle dirigeait seulement un pour cent de cette autorité contre Israël, lequel n’a aucun droit d’être présent dans des zones arabes occupées: ce jugement n’émane pas, comme on pourrait le croire, d’un quelconque responsable arabe, mais du ministre des Affaires étrangères de Suède. En cette fin de millénaire parcourue de turbulences, courage et bon sens seraient-ils devenus l’apanage des neutres?
Issa GORAIEB
Retour à la case départ? Oui et non: l’Irak ayant finalement accepté d’accueillir sur l’heure, et inconditionnellement, tous les inspecteurs en désarmement de l’ONU — et à leur tête les Américains qu’il avait ignominieusement chassés — tout semble être rentré dans l’ordre. Outre le fait cependant que la diplomatie russe a donné d’heureux résultats là où...