Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Fricville

Ils connaissent tous la musique, allez, et même la chorégraphie: un pas en avant pour se gagner les applaudissements d’un public bafoué mais bon enfant, et qu’émerveille la moindre audace des juges ou des censeurs; et un pas en arrière parce que le Liban, ce modèle de démocratie, n’est tout de même pas la Suède et qu’il faut bien vivre, au sens le plus littéral du terme.
La valse-hésitation à laquelle viennent de se livrer les organismes de contrôle étatique, déposant en matière de budget devant la commission parlementaire des Finances, n’est pas sans évoquer les affres qu’a connues le Conseil constitutionnel lors des législatives de l’an dernier: parti pour pourfendre une loi électorale en tout point scélérate, l’auguste aréopage avait finalement dû se satisfaire de retouches insignifiantes et de quelques invalidations, suivies de consultations partielles d’où était évidemment exclue toute surprise.
La surprise, le Conseil de la fonction publique, l’Inspection centrale, le Conseil de discipline et la Cour des comptes ne manquaient pas de la créer jeudi en relevant, chiffres à l’appui, l’incroyable gaspillage (ah, l’élégant, le charitable euphémisme, s’agissant le plus souvent en effet de détournements, malversations et autres gabegies), le «gaspillage» donc, auquel on se livre à tous les échelons de l’Etat, même les plus hauts. Moins de 24 heures plus tard, lesdits organismes en sont à tirer leur épingle d’un jeu qui risquait d’aller un peu trop loin: car, comme l’explique dans sa magnanime indulgence l’Inspection centrale aux tarés que nous sommes et qui avions tout compris de travers, il n’y a jamais eu de procès d’intention et encore moins de jugement de valeur, les responsables se voyant seulement priés de fournir des justificatifs clairs pour les dépenses accrues de leurs départements. Ce n’était pas plus compliqué, on le voit bien; et ne doutons pas un seul instant que la tempête soulevée autour du budget finira bien par se calmer, avec toutes les démarches déployées ces derniers jours pour ramener l’entente et la concorde entre les divers pôles d’un Etat dont on aurait bien aimé qu’il ait la même et robuste consistance que ses frais de roulement.
Il reste que les naïfs que nous sommes continueront de croire — continueront de le dire, de l’écrire — que si jamais dans le passé notre république n’a constitué un exemple de vertu, jamais non plus les circonstances n’auront été plus aggravantes, pour les ripoux de la politique, que celles qui prévalent aujourd’hui. A tous ces messieurs faut-il donc périodiquement rappeler que le pays émerge à peine d’une guerre dévastatrice qui, en faisant la fortune de certains, a fait aussi une multitude de nouveaux pauvres? Que si la reconstruction commande fatalement l’austérité, celle-ci devant nécessairement se manifester du haut vers le bas et non inversement, comme on prétend l’opérer avec l’actuel programme de surtaxes frappant surtout les classes les plus défavorisées? Et que les dirigeants doivent être les premiers à se serrer la ceinture ou, pour le moins, à faire semblant?
Les étages du haut regardez-les un peu, et que voyez-vous? Palais, fêtes somptueuses, croisières avec délégations pléthoriques incluant jusqu’au dernier bouffon de cour, cartels et diverses autres affaires personnelles dont on ne se donne même plus la peine de faire secret tant leur notoriété est grande: ce qui est en définitive une forme tout à fait inédite de transparence. Un peu moins haut c’est le même et choquant étalage en plus débridé peut-être, parce que plus âprement motivé si l’on peut dire: l’appétit sans complexes de ces seconds couteaux n’ayant d’égal en effet que l’ostentation qu’ils mettent à décliner sur la place publique ce qu’ils croient valoir (?) désormais.
Ce scandaleux exhibitionnisme, l’effet Hariri n’y est sans doute pas étranger sans, bien entendu, que l’intégrité du premier ministre soit ici mise en cause. Nous avons spontanément salué dans ces mêmes colonnes l’avènement, il y a cinq ans, d’un homme de gouvernement que sa fortune colossale mettait à l’abri de toute tentation; pour les mêmes raisons, nous nous félicitions de la présence, au sein de son premier gouvernement, d’hommes éminemment respectables et qui avaient brillamment réussi, eux aussi, dans les affaires. Il faut croire toutefois que pour certains, on n’a jamais trop de millions; et que pour beaucoup d’autres excellences il est vite devenu impératif de se démener pour les décrocher enfin ces sacrés millions, si l’on voulait faire le poids dans cette république en faillite où les signes extérieurs de pouvoir comptent bien davantage que la maigre réalité de celui-ci: où trop souvent et par un consternant phénomène de mimétisme, les flottes de belles allemandes blindées, les yachts, résidences secondaires et escadrons de gardes du corps vociférants tiennent lieu de lettres de créance.
Il est vrai que tout ce beau monde est convaincu qu’il n’a pas trop de comptes à rendre, du moment qu’il continue d’être agréé par les détenteurs réels du pouvoir au Liban: lesquels détenteurs, au demeurant, ont trop besoin de stabilité sur leur flanc pour se préoccuper de la rectitude morale de leurs protégés et de leurs subalternes, dont ils ont truffé les diverses administrations jusqu’à les rendre parfois totalement inopérantes. L’on aurait bien tort de croire, cependant, que l’opinion publique pourra être tenue indéfiniment à l’écart des affaires d’un pays livré de façon aussi éhontée... à l’affairisme.
Les puissants — ou nombre de ceux qui se tiennent pour tels — peuvent, certes, savourer les courbettes et flatteries de quelques-uns; ils sont sans doute craints de beaucoup d’autres. Mais il faudra toujours davantage que leurs millions pour se doter du vrai capital — le seul durable — de tout homme public: le respect et l’estime de ses administrés.

Issa GORAIEB
Ils connaissent tous la musique, allez, et même la chorégraphie: un pas en avant pour se gagner les applaudissements d’un public bafoué mais bon enfant, et qu’émerveille la moindre audace des juges ou des censeurs; et un pas en arrière parce que le Liban, ce modèle de démocratie, n’est tout de même pas la Suède et qu’il faut bien vivre, au sens le plus littéral du...