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Actualités - REPORTAGE

Les clés des maisons évacuées ont été remises hier à leurs propriétaires déplacés Larmes et étreintes aux retrouvailles druzo-chrétiennes de Kfarnabrakh (photos)

Ce dimanche 29 juin n’était pas un jour comme les autres pour Kfarnabrakh, une bourgade du Chouf située au pied de la majestueuse montagne du Barouk. Une activité fébrile et une ambiance de fête y régnaient depuis le petit matin: Kfarnabrakh s’apprêtait à accueillir ses fils chrétiens déplacés durant la «guerre de la montagne», pour leur remettre les clés des maisons qu’ils avaient dû quitter, quatorze ans plus tôt.
La blessure béante laissée par les affrontements fratricides de 1983 dans le tissu social libanais achève de se cicatriser, «lentement mais sûrement», pour reprendre les termes du député Georges Dib Nehmé. L’insuffisance des fonds consacrés par le gouvernement au processus du retour retarde cette cicatrisation, il est vrai, mais, à Kfarnabrakh, l’espace d’une journée, hier, les centaines de déplacés du village ont oublié que les indemnités qu’ils avaient obtenues la veille ne suffisaient pas pour couvrir les frais de restauration de leurs demeures, tant grande était la joie des retrouvailles.
Les Libanais ont peut-être ceci de particulier qu’ils n’hésitent pas à reléguer aux oubliettes les problèmes du passé pour ne vivre que le moment présent. Chrétiens et druzes de Kfarnabrakh sont littéralement tombés dans les bras les uns des autres, maudissant la guerre et ceux qui les ont poussés à s’entretuer. D’aucuns auraient pu prétendre qu’il s’agit là de simples gestes et formules de politesse, déplacés et résidents n’ayant d’autre choix, aujourd’hui, que de se serrer la main. Mais les larmes qui ont coulé, les étreintes qu’on ne desserrait plus et le silence qu’on gardait parce qu’on avait la gorge nouée par l’émotion témoignent du déchirement de la séparation de 1983 et de la joie de se retrouver en famille.

Les maisons intactes

Car, pour l’étranger qui a assisté aux retrouvailles, les habitants de Kfarnabrakh ont paru comme une grande et même famille. D’ailleurs, ce village mixte du Chouf, à 8 kilomètres à l’est de Deir el-Kamar, est l’un des rares où les demeures ont été restituées à leurs propriétaires sans être auparavant saccagées par leur occupants: les chrétiens étaient eux-mêmes surpris de constater que les portes, les volets et les équipements sanitaires et de plomberie n’ont pas été emportés, tant ils avaient entendu dire, qu’ailleurs, les déplacés n’avaient trouvé rien d’autre que les murs de leurs maisons. Boutros, aujourd’hui âgé de 30 ans, a même eu l’agréable surprise de découvrir dans le débarras de sa maison, le fusil à plomb qu’il n’avait pas pu emporter lorsqu’il avait fui avec ses parents pour Beyrouth, à l’âge de 16 ans.
Kfarnabrakh, hier, était un modèle de convivialité. Dès 7h30, la place du village, où la rencontre s’est déroulée, commence à se remplir de monde. Les portes de la «Maison de Kfarnabrakh», lieu de réunion des villageois, sont grandes ouvertes et, au-dessus d’elles, une énorme banderole a été accrochée: «La décision de Walid Joumblatt: aucun déplacé ne restera loin de sa maison et de sa terre». On apporte quelques tables autour desquelles on recevra les déplacés pour leur remettre leurs clés, une camionnette décharge de la boisson et des douceurs qu’on dépose à l’ombre, près des tables. Il est 8h et les chrétiens de Kfarnabrakh ne sont attendus qu’à 9h30 pour la cérémonie qui commence à 10h.
Mais nombreux sont les déplacés qui disent avoir quitté Beyrouth à 4h ou à 5h. Ils souhaitaient arriver tôt pour avoir le temps d’inspecter leurs terres situées loin de la bourgade. Quelques-uns se rendent directement dans leurs maisons évacuées deux jours plus tôt puis gagnent la place du village, où ils assistent aux derniers préparatifs de la cérémonie tout en discutant avec leurs vieux voisins. La même phrase est sur les lèvres de tous les chrétiens et druzes de la localité: «Maudits soient ceux qui «en» ont été la cause», en allusion aux massacres et à l’exode. C’est comme si les villageois voulaient conjurer les mauvais souvenirs, en s’abstenant de revenir sur les douloureux incidents du passé.
Un kilomètre plus loin, à l’entrée du village, les déplacés chrétiens commencent à se rassembler. Pour eux aussi, il s’agit de retrouvailles, car si certains parmi eux sont restés en contact les uns avec les autres, d’autres se sont perdus de vue depuis plusieurs années. Les nouveaux venus échangent aussi leurs impressions, s’interrogent réciproquement sur le montant des indemnités obtenues ou sur le point de savoir s’ils comptent s’installer au village. Le responsable du département des évacuations au ministère des Affaires des déplacés, M. Jawad Zeytouni, attend aux côtés du prêtre du village et du responsable du Comité de suivi des déplacés, M. Merched Khoury, l’arrivée des députés Georges Dib Nehmé, Nabil Boustany et Wadih Akl qui ne tarderont pas.

«Ahla Wa Sahla»

Le convoi prend directement le chemin de la place où les notables et les cheikhs druzes du village forment un demi cercle, tandis que les femmes attendent à l’entrée de la «Maison» de la localité. La cérémonie commence, solennelle: les trois députés saluent un à un les notables et les cheikhs suivis par les hommes de la délégation. On a l’impression que chacun se retient et tente de garder ses distances ou de se conformer au caractère solennel de la cérémonie. Mais cette impression ne durera que quelques instants: la poignée de main traditionnelle cède vite la place à l’accolade et aux étreintes, à l’«Ahla Wa Sahla» exubérant et à une pluie de questions, de commentaires et d’informations. Les habitants résidents du village veulent tout savoir et informer en même temps: «C’est moi, Imad, tu me reconnais? Mon frère a bien pris soin de ta maison. Comment va la famille? la santé? Vous allez revenir bientôt? Ya Ahla Wa Sahla».
Dans les rangs des femmes, l’émotion est à son paroxysme: les aînées sont si émues qu’elles parviennent avec difficulté à formuler les mots de bienvenue, qu’elles balbutient en essuyant leurs larmes, avant de serrer à étouffer celles avec qui elles entretenaient d’excellents rapports de voisinage, de l’aveu de tout le monde. Ces dames pleurent tant et si bien qu’à la fin de la cérémonie elles ont presque toutes les yeux rouges. Et lorsque la cérémonie de remise des clés commence, les habitants de Kfarnabrakh en sont encore à bavarder, comme s’ils voulaient, en l’espace d’une heure, compenser l’absence de quatorze ans. Les clés des trois premières maisons restituées sont respectivement remises à leurs propriétaires par MM. Akl, Boustany et Nehmé. Les deux derniers accompagnent ensuite chez lui le propriétaire de la première demeure restituée, à quelques mètres de la place.

«Un nuage d’été»

Le ministre des Affaires des déplacés, M. Walid Joumblatt, n’a pas assisté à la cérémonie. Mais c’est comme s’il s’y était: druzes et chrétiens ne tarissent pas d’éloges sur les efforts qu’il fournit pour clore le dossier des déplacés, en dépit du peu de moyens dont il dispose.
Petit à petit, les groupes se défont. Les clés en poche, les chrétiens du village s’en vont inspecter leurs demeures. «Si la maison est habitable, j’y passerai la nuit. Ce qui est toutefois sûr, c’est que je ne vais pas tarder à la restaurer», déclare une femme, Wardé Khoury, rayonnante. La soixantaine passée, elle porte le deuil, précise qu’elle ne craint pas de s’installer «dès demain» à Kfarnabrakh avec ses enfants. «Les habitants du village sont tous mes frères, surtout la famille de Bassam Attar, mes voisins, que je compte d’ailleurs visiter avant d’inspecter ma maison». Et les événements de 1983? Elle n’hésite pas avant de répondre: «Ce n’était qu’un nuage d’été». Mais le hasard fait bien les choses: c’est sur la place du village qu’elle rencontre M. Attar et c’est avec lui qu’elle part voir sa demeure. On la rencontrera un peu plus tard sur la terrasse des Attar, en train de boire le thé avec eux.
Seule ombre au tableau: la restauration ou la reconstruction des maisons: sur 277 maisons rendues aux déplacés, 32 étaient détruites depuis plusieurs années et doivent impérativement être reconstruites. Le reste a besoin d’être sérieusement retapé: leurs occupants ne les avaient pas entretenues au cours des quatorze dernières années. Le problème est que le montant des indemnités reste dérisoire par rapport aux travaux à accomplir: 7 millions de livres en moyenne par famille. Pour évacuer les demeures qu’ils occupent, les druzes ont obtenu un peu moins. «Entre 3 et 4000 dollars», nous précisent-ils. Les chrétiens du village étaient d’autant plus atterrés qu’au ministère des Affaires des déplacés, on leur avait précisé qu’il n’y aurait pas de second versement, disent-ils. Avec les 7 millions, ils doivent restaurer et meubler leurs demeures et commencer à travailler leurs terres. MM. Nehmé et Boustany reconnaissent que les montants accordés aux déplacés sont dérisoires, et soulignent qu’il compte entreprendre des démarches auprès de la Caisse des déplacés et du gouvernement pour hausser le plafond fixé à l’aide à la restauration.

Les indemnités

Pour la reconstruction, le plafond des indemnités a été fixé à 30 millions de livres et, pour «le prix du sang», une indemnité versée aux familles de chaque victime chrétienne ou druze des affrontements fratricides, la Caisse des déplacés paie 50 millions de livres. En tout, le ministère a consacré 10 milliards de livres pour le dossier de Kfarnabrakh, a-t-on appris auprès de ce département.
Certains projets seront financés par des particuliers. M. Boustany compte ainsi restaurer à ses frais l’église grecque-catholique du village. Il indique, qu’avec ses collègues, il multipliera les démarches auprès du CDR en vue de la restauration de l’école.
Son collègue Georges Dib Nehmé met l’accent sur le rôle du gouvernement dans le renflouement de cette caisse qui n’est «alimentée qu’au compte-gouttes et de manière irrégulière». Même s’il considère que le processus de retour des déplacés évolue lentement, le député du Chouf insiste sur le fait qu’il se poursuit en dépit des obstacles et se félicite de «la volonté remarquable» des habitants de Kfarnabrakh de regagner leurs foyers. M. Nehmé nous indique en outre que le bloc (Joumblatt) auquel il appartient compte présenter une proposition de loi présentant des solutions aux problèmes de financement de la Caisse des déplacés, comme l’imposition d’une taxe sur les publicités de cigarettes.
Tout le monde pense dans la localité que, tout comme le comité druzo-chrétien de Kfarnabrakh n’a épargné aucun effort pour aplanir toutes les difficultés devant le retour des déplacés, l’Etat se doit de consacrer cette réalisation, d’aider la population notamment sur le plan agricole pour empêcher l’exode rural et encourager les chrétiens à investir dans la localité. Pour l’heure, les habitants chrétiens de Kfarnabrakh affirment qu’ils n’ont aucune intention de vendre leurs propriétés pour s’installer définitivement en ville. Il faut rappeler que le retour dans ce village était prévu pour l’été dernier mais avait dû être ajourné en raison du manque de liquidités à la Caisse des déplacés. Entre-temps, les contacts amorcés deux ans plus tôt entre chrétiens et druzes — sous l’égide de M. Joumblatt qui avait visité Kfarnabrakh le 16 janvier 1995 pour donner le coup d’envoi du processus de retour — s’étaient poursuivis régulièrement. «Depuis les premières rencontres, les deux composantes du village ont affirmé leur volonté de tourner la page du passé et de vivre ensemble de nouveau», assure-t-on. La dernière réunion du sous-comité de suivi pour le retour des déplacés, formé de MM. Merched Khoury, Fawzi Abou Abbas, Khaled Bteddini et Hassib Raad, a eu lieu mardi au siège du ministère à Damour et était consacrée à la cérémonie d’hier.
Il reste qu’une autre doit encore être organisée en présence de M. Joumblatt. Elle serait placée, précise-t-on de sources proches du ministre, sous l’égide du chef de l’Etat, M. Elias Hraoui, qui avait parrainé l’été dernier la réconciliation à Maasser el-Chouf. Selon les mêmes sources, M. Joumblatt doit rencontrer sous peu l’évêque grec-catholique de Saïda et de Deir el-Kamar, Mgr Georges Koueyter, pour fixer avec lui la date de cette cérémonie de réconciliation à laquelle les habitants des villages voisins seront conviés. Il s’agit bien entendu d’une réconciliation de pure forme, parce que la vraie a déjà été scellée.

Tilda ABOU RIZK
Ce dimanche 29 juin n’était pas un jour comme les autres pour Kfarnabrakh, une bourgade du Chouf située au pied de la majestueuse montagne du Barouk. Une activité fébrile et une ambiance de fête y régnaient depuis le petit matin: Kfarnabrakh s’apprêtait à accueillir ses fils chrétiens déplacés durant la «guerre de la montagne», pour leur remettre les clés des maisons...