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Actualités - ANALYSE

Enrichissement illicite : une législation qui tâtonne

C’est comme une éruption cutanée provoquée par le pollen: chaque fois qu’il y a un bon gros scandale de détournement de fonds publics, la caste politique, pouvoir compris, traverse une crise de morale aiguë, se rappelle la loi sur l’enrichissement illicite et se met à glapir en chœur le logo qui résume cette loi, «d’où-tiens-tu-cela»... Puis les choses se tassent petit à petit, on oublie toutes les bonne résolutions d’épuration et les pourris, un instant terrés, ressortent en meute de leurs terriers pour dévorer l’herbe grasse...
La loi répressive, élaborée par MM. Raymond Eddé et Mohsen Slim, date de février 1953. Comme elle n’a jamais été appliquée, sept députés ont présenté dernièrement une formule resserrant les boulons, mais qui reste à l’état de projet... et risque fort de n’en point sortir. Ainsi la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice réunie le 4 juin a estimé qu’il fallait amender le texte et en rendre les dispositions plus claires, pour qu’il devienne applicable. Ce nouveau délai pour complément d’étude donne à penser qu’on ira de la sorte cahin-caha de renvoi en report jusqu’à ce que le régime puis la législature elle-même terminent leurs mandats respectifs... Et à tout prendre, c’est égal, car tout prête à croire que si la nouvelle législation «améliorée» devait effectivement voir le jour, elle resterait aussi lettre morte en pratique que la loi de 53.

Les observations du
ministre de la Justice

Sur le plan technique, le ministre de la Justice M. Bahige Tabbarah a fait en substance le 4 juin, devant la commission parlementaire spécialisée, les remarques suivantes:
— Le projet des sept députés doit comporter un tableau comparatif qui montre clairement quels peuvent être les rajouts et les amendements aux lois ou réglementations préexistantes remontant aux années 53-54. Le ministère de la Justice s’est attelé de lui-même à la préparation d’un tel tableau.
— Au stade actuel, et il faudra éviter cet écueil dans la nouvelle loi, les textes en vigueur ne définissent pas les mécanismes nécessaires pour leur application.
— En voulant se montrer pointu, le projet des sept députés met en réalité à l’abri les auteurs de pratiques que visent les législations en vigueur, comme les expropriations trafiquées, les contrats ou adjudications de travaux publics décrochés par des moyens crapuleux. En effet le projet biffe indûment le terme général de «particuliers» susceptibles de poursuites pour de telles combines en le remplaçant par l’énumération non exhaustive de catégories déterminées.
— Par contre, le texte étend le champ des investigations d’une façon trop vague pour être juridiquement admissible et légalement compatible avec le droit des gens. En effet, après avoir indiqué que le contrôle concerne tout élément du secteur public (en détaillant administrations et institutions), le projet soutient qu’il s’étend également aux proches ou associés «liés par un lien quelconque» au fonctionnaire incriminé. Une généralisation déraisonnable qui va des parents aux simples connaissances en passant par les amis et les voisins, ce qui risque en fait de bloquer toute poursuite par impossibilité pratique de la mener à bien. D’autant que les articles traitent d’une manière parfaitement identique les différents degrés de responsabilité, en mettant dans le même panier le coursier, le directeur général, le député et le ministre, alors que les cas ne sont pas comparables. On peut s’étonner de même que le projet classe dans la catégorie «fonctionnaires» les membres du Conseil constitutionnel et les édiles des conseils municipaux ainsi que tous ceux qui y sont liés de près ou de loin... Ce qui place une bonne moitié de la population libanaise sous les fourches caudines de cette loi trop dilatée pour être sérieuse.
— En ce qui concerne les déclarations obligatoires de patrimoine (d’avoirs), on relève une lacune de taille: il n’est précisé dans le projet ni quelle autorité va les réceptionner ni quel service va en vérifier la véracité. Un contrôle qui nécessiterait en fait un personnel de plusieurs centaines de fonctionnaires...

Un élément capital, le
secret bancaire

— Il est superfétatoire de préciser comme le fait le projet, poursuit M. Tabbarah, que les déclarations de patrimoine doivent s’accompagner d’un désistement du droit au secret bancaire. En effet, les lois sur l’enrichissement illicite qui remontent aux années 53-54 sont antérieures d’une part à la loi sur le secret bancaire qui date de 56; et d’autre part cette même loi précise qu’en cas de poursuites judiciaires, le secret bancaire ne tient plus. Il est donc non seulement inutile légalement mais aussi préjudiciable à l’économie, dont l’un des piliers est le secret bancaire, de réclamer ce désistement de la part des déclarants. On ouvre ainsi une voie sans fin qui gommerait pratiquement le secret bancaire, avantage si vital pour le Liban qu’en signant le traité international sur la lutte contre le blanchiment des narcodollars (l’argent de la drogue), il a précisé que sa coopération n’inclurait pas la suppression du secret bancaire. De plus le précédent permettrait au ministère des Finances, par exemple, de faire lever le secret bancaire de n’importe qui à tout moment sous prétexte de vérifier qu’il n’a pas fraudé le fisc.
— Il est dérisoire de prévoir pour tout le Liban, comme le fait le projet, une seule commission d’enquête de trois personnes, sans autres effectifs, pour vérifier les accusations de corruption que n’importe quel citoyen pourrait lancer contre tout personnage public. Quelles conclusions une telle commission pourrait-elle transmettre au tribunal d’exception de trois juges, sans voie de recours, qui se chargerait de juger tout le monde, depuis le chef de l’Etat jusqu’au plus petit planton?... En outre, il n’est pas indiqué quel code de procédure, le civil ou le pénal, va être suivi par cette cour. Le mécanisme d’enquête et de procès, aussi indigent que flou, qu’on envisage de mettre en place — après 45 ans de réflexion! — est trop nul pour être avenu.
— La proposition consacre, si l’on y regarde de près, un système tout à fait inégalitaire. En effet, elle précise que présidents, ministres et députés seront jugés selon les règles constitutionnelles, qui prévoient que pour eux, l’inculpation n’est permise qu’après un vote à la majorité des deux tiers, ce qui offre on s’en doute une solide garantie d’impunité dans la quasi-totalité des cas. Alors que les citoyens ordinaires sont susceptibles de poursuites automatiques pour un oui pour un non...
— Le projet veut établir un effet rétroactif remontant à 1991. Pourquoi cette date? Est-ce parce que c’est de cette année-là que date la loi d’amnistie? Cette dernière n’a pourtant rien à voir puisqu’elle ne concerne que les crimes de guerre. Et puis pourquoi les anciens ministres et les anciens députés ne tomberaient pas sous la coupe de la loi?...
Le ministre Tabbarah multiplie ensuite les observations de détail, allant jusqu’à évoquer l’âge à partir duquel un individu serait considéré comme justiciable en regard de cette loi anti-corruption dite sur l’enrichissement illicite. Il laisse entendre que le projet voit trop grand et comprend des failles évidentes dans le but de se désamorcer lui-même et d’en devenir inapplicable...
Mais on peut remarquer qu’aucune formule, aussi parfaite qu’elle soit, n’a de sens quand nul n’a vraiment l’intention de la mettre en pratique. Et on peut aussi relever que ce n’est pas par les textes, aussi répressifs qu’ils soient, qu’on peut réellement éradiquer la corruption qui reste une affaire de mentalité.

E.K.
C’est comme une éruption cutanée provoquée par le pollen: chaque fois qu’il y a un bon gros scandale de détournement de fonds publics, la caste politique, pouvoir compris, traverse une crise de morale aiguë, se rappelle la loi sur l’enrichissement illicite et se met à glapir en chœur le logo qui résume cette loi, «d’où-tiens-tu-cela»... Puis les choses se tassent...