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Actualités - CONFERENCES ET SEMINAIRES

Une table ronde organisée par l'Orient Le Jour Quel rôle, quel avenir pour les chrétiens au Liban et dans la région ? S. Frangié : bâtir ensemble un nouveau modèle conciliant tradition et modernité C. Rizk : sortir de la référence minoritaire suicidaire et dépasser le discours confessionnel S. El-M

C’est l’Exhortation apostolique qui a inspiré ce débat. Le texte pontifical est un document résolument orienté vers l’avenir et devrait servir de phare à la jeunesse libanaise. Celle-ci, semble parfois prisonnière du passé, otage de vieux slogans et emmurée dans un discours qui n’a pas évolué depuis des années. Pourtant, lors de la visite du pape, les jeunes ont montré qu’ils n’étaient pas démobilisés et qu’ils n’attendaient qu’une occasion pour exprimer leur rejet d’un système bloqué et d’une classe politique discréditée. Au Liban, partie intégrante de ce monde arabe mouvementé, compliqué et instable, les chrétiens s’interrogent sur leur avenir. Inquiets face à la montée des intégrismes et à une démographie qui ne joue pas en leur faveur, ils se demandent si leur rôle sera à la mesure de leurs aspirations. Partagés entre la tentation du repli sur soi et la volonté de s’ouvrir à leur environnement, ils sont toujours à la recherche de leur vocation. Samir Frangié, auteur et coordinateur du Congrès du dialogue permanent interlibanais, ancien journaliste, Séoud el-Mawla, professeur de sociologie et membre du Comité de dialogue islamo-chrétien et Charles Rizk, auteur, chef d’entreprise et ancien PDG de Télé-Liban ont essayé de répondre à toutes ces interrogations. Evidemment, une table ronde ne suffit pas pour clore ce débat. «L’Orient-Le Jour» se propose de lancer prochainement de nouvelles initiatives dans le but de contribuer à cette réflexion.
Samir Frangié : «Depuis des décennies dans ce monde arabe et au Liban, on est victime d’un jeu de balancier entre d’un côté la tradition, c’est-à-dire la spécificité d’une société pluraliste et l’attachement des gens à cette réalité, et d’un autre côté , la modernité qui se veut contradictoire avec cette spécificité historique et culturelle. L’Exhortation apostolique est post-moderne parce qu’elle dit que l’avenir réside dans une combinaison de la modernité et de la spécificité propre à la société libano-arabe. Le pape est en train de prôner un modèle de société adapté à notre réalité sociale et qui, en même temps, l’engage dans un processus d’avenir.
Actuellement au Liban, notamment au niveau de l’Etat et de certaines élites intellectuelles, on se trouve dans le second mouvement du balancier. On est en train de sortir de la guerre et des régressions communautaires et tribales pour s’engager encore une fois dans un modèle de société moderniste classique. Les exemples ne manquent pas. Le dernier en date est le projet de loi électorale du premier ministre prévoyant de faire du Liban une circonscription unique, en disant que toute autre vision est en train de générer les formes de structures traditionnelles, communautaires ou régionales. Dans l’Exhortation il y a une vision post-moderne dépassant à la fois la régression des uns et le modernisme des années 20 des autres. Evidemment, l’Exhortation rejette le projet pluraliste sur des bases séparatistes, mais aussi le projet d’intégration ou chacun perdrait sa spécificité. Le texte pontifical propose un modèle beaucoup plus évolué qui nous permettrait de sortir de ce jeu de balancier. Comme vous l’avez dit, ce qui s’est passé en Iran est très important : les deux événements majeurs dans la région ces derniers temps sont la signature de l’Exhortation et la révolution dans la révolution qu’a constituée l’élection de Mohammed Khatami en Iran. Dans les deux cas, on se trouve devant des tentatives de recherche d’une nouvelle voie. Il s’agit d’une réflexion islamo-chrétienne sur les moyens de sortir de ce cercle vicieux».
Charles Rizk : « La visite du pape et l’exhortation posent le problème du rôle et de la fonction des chrétiens au Liban par rapport à leur environnement. Le Liban, en tant qu’entité autonome créée en 1920, doit beaucoup au fait qu’à l’époque les chrétiens avaient une démographie et des alliances internationales différentes. Mais en cette fin de siècle, les circonstances ont changé. Le dialogue entre les musulmans et les chrétiens, auquel appelle Jean-Paul II, doit prendre en considération la situation du monde arabo-musulman, lequel traverse une crise au moins aussi profonde que celle qui est vécue par la communauté chrétienne au Liban. Ce dialogue entre le chrétien est son environnement arabo-musulman va dépendre beaucoup de la manière dont le chrétien va intégrer la situation actuelle de ce monde et de la façon avec laquelle la scène arabo-musulmane va évoluer.
Or sur ce plan, nous constatons une régression historique. Depuis la révolte arabe de 1917, le monde arabe était mû idéologiquement par la croyance dans l’arabisme, par un attachement à un modèle peut-être dépassé, comme le sont aujourd’hui tous les modèles nationalistes, mais qui était pour lui une référence, un point d’ancrage malgré ses échecs, ses hésitations et ses reculs. C’est par rapport à ceci que l’islam arabe et les chrétiens se situaient, soit d’une manière positive, soit dans un sens négatif. Depuis 1967, nous assistons à une crise profonde du nationalisme arabe, qui a entraîné une grande dépolarisation et dépersonnalisation dans le monde arabe. Cela est dû au facteur israélien, mais aussi au fait que le nationalisme arabe a été incarné par Gamal Abdel-Nasser d’une manière superficielle, plus sentimentale que rationnelle. Aujourd’hui, les idéologies qui motivent la minorité la plus agissante sont islamistes. Depuis les années 70, ces idéologies convergent vers une seule conclusion : le remplacement de la référence nationaliste par une autre référence, qui est la «Oumma».

Finalement, la grande victime de l’intégrisme c’est l’arabisme et non pas le chrétien. C’est surtout le musulman arabe qui est concerné par le remplacement de l’ancienne référence idéologique, car l’intégrisme le «désarabise». En lisant l’exhortation et en pensant au dialogue auquel elle appelle, il faut comprendre une chose très importante: les chrétiens ne sont pas les seuls à vivre une crise, et l’inquiétude taraude aussi bien les chrétiens que les musulmans. Il y a un équilibre absolu entre les deux communautés, dans le doute et dans l’interrogation sur l’avenir. A partir de là, il est exclu que le chrétien puisse interagir par rapport au monde arabo-musulman sous un angle purement chrétien. Il faut qu’il sorte de sa référence minoritaire qui serait suicidaire et son interaction doit se développer par rapport à son environnement en recherchant à dialoguer sur le plan arabe et en dépassant le discours confessionnel. Il faut que le chrétien s’ouvre aux éléments qui, dans l’islam, recherchent au-delà de l’intégrisme, une voie vers la post-modernité. Je pense qu’ils constituent l’écrasante minorité. C’est ce que j’ai cru comprendre lorsque le pape a dit aux jeunes qui chantaient à Harissa : dites-le en arabe, ou quand il nous demande de nous ouvrir sur le monde arabe».

Séoud el-Mawla : «L’Exhortation apostolique a posé un défi aux chrétiens et aux musulmans en même temps. Aux chrétiens parce que c’est toute l’opération du synode, basée sur le renouveau spirituel, l’espérance et la solidarité, qui a abouti. Le renouveau spirituel était envisagé au sein de l’Eglise et dans ses rapports avec la société. Le thème de l’espérance était destiné à la jeunesse qui ne doit plus être otage des slogans et de la direction politique du passé. La solidarité était en rapport avec le monde arabe et les musulmans. Pour le pape, l’avenir réside dans l’intégration dans ce monde et dans un rôle plus important des chrétiens et de la jeunesse dans ce renouveau de l’Eglise. En l’espace d’un mois, on a pu assister à deux événements dont le principal acteur était la jeunesse: dans la basilique de Harissa et en Iran. Ce sont les jeunes qui ont élu Khatami et ce sont les jeunes qui ont acclamé le pape. Et ceci contredit toutes les analyses qui affirmaient que la jeunesse libanaise était perdue, démobilisée. Le problème chrétien se pose au niveau de la classe politique et de l’élite intellectuelle qui dirige la scène chrétienne libanaise. Or, on a vu que la jeunesse chrétienne a débordé les structures politiques existantes. Elle veut relever le défi qui consiste à bâtir un nouveau système d’organisation basé sur le dialogue avec les musulmans et ouvert sur l’avenir.

L’Exhortation a aussi posé un défi aux musulmans, parce qu’elle a évoqué leurs soucis en parlant notamment de la mondialisation, des valeurs séculières et de l’injustice sociale. Le texte pontifical propose un nouveau modèle de relation entre la société et l’Etat et entre l’Etat et les communautés. Un modèle dépassant la polémique Etat laïque-système confessionnel. L’Exhortation a évité de parler d’intégrisme dans le sens propagé en Occident, c’est-à-dire synonyme de danger, de violence. Le texte dit que le vrai danger est l’intégrisme laïque, celui de l’Etat militaire qui écrase la société et bafoue les droits de l’homme. Le pape propose une nouvelle voie aux sociétés du tiers-monde et de l’Occident, rejoignant en cela le travail entamé avec le Concile Vatican II : un nouveau modèle de relation entre les sociétés traditionnelles et l’Etat démocratique laïque et ouvert au modernisme».
Séoud el-Mawla: «Je ne pense pas que la question démographique soit un handicap pour les chrétiens. C’est une fausse problématique posée par quelques dirigeants chrétiens. On ne peut pas faire face aux réalités du nouveau monde en parlant de la démographie et en restant obsédé par le fait que les musulmans sont plus nombreux. On ne peut pas savoir jusqu’à quand les chrétiens vont rester minoritaires dans le monde arabe. On ne sait pas non plus s’ils deviendront minoritaires au Liban. Le vrai problème auquel nous devons tous faire face est de savoir comment construire de nouvelles structures politiques et sociales qui permettront aux chrétiens et aux musulmans d’élaborer une conception de l’Etat protégeant les droits de toutes les communautés tout en étant orientée vers l’avenir. Et je le répète, c’est un défi lancé aux chrétiens et aux musulmans. Aux musulmans, en raison de l’échec de tous les modèles étatiques dans le monde arabe. L’Algérie, l’Egypte et le Soudan en sont les meilleurs exemples. Ce n’est donc pas une crise seulement libanaise, mais arabe en général. Cela nécessite une réflexion islamique rejoignant celle qui est faite par les chrétiens. Et l’exhortation a ceci de très important : le pape veut que cette réflexion chrétienne se fasse dans le cadre arabe et musulman et qu’elle soit solidaire et complémentaire avec les efforts des musulmans entrepris dans ce sens».
Samir Frangié: «La crise que nous vivons aujourd’hui est d’ordre culturel et non pas seulement politique. C’est vrai, elle n’est pas propre au Liban. Elle est régionale et même internationale. En Occident, on assiste à une crise des valeurs et de modèles de développement et à un appauvrissement du débat. Echec donc des modèles d’Etat et des conceptions classiques d’intégration nationale.
Le Liban est une sorte de laboratoire. Dans cet ordre d’idée, je ne pense pas que le fondamentalisme soit un phénomène menaçant. Il s’agit d’une réponse à une crise et non pas d’un projet autonome. En apportant des réponses à cette crise dévoilée par l’intégrisme, on serait en train de trouver une solution aux intégristes et à ceux qui ne le sont pas. Le fondamentalisme islamique ne doit pas nous effrayer. C’est pratiquement le même phénomène qui existe chez les chrétiens :le retour aux structures anciennes, à savoir la communauté. Le débat peut être commun à partir du moment où nous disons que nous sommes tous victimes d’un modèle qui a échoué. Voyons comment nous pouvons collaborer ensemble pour la recherche d’un nouveau modèle humain. Et le pape dans son exhortation a beaucoup parlé de rapports culturels. C’est vrai, nous traversons une crise. Mais en même temps nous vivons aussi un moment historique très intéressant. C’est un signe de bonne santé pour le Liban que le débat soit aussi riche en ayant dépassé le cadre strictement politique. D’ailleurs, les hommes politiques sont dans leur majorité, en marge de ce débat.
Il s’agit de voir comment, à partir de l’élément fondateur qu’est la visite du pape, nous pourrons accélérer le dialogue sur un nouveau modèle de civilisation pour l’ensemble des peuples de cette région. Les chrétiens ont en quelque sorte déjà payé le prix de leur régression. Les autres peuples de cette région sont soit en crise, soit au seuil d’une grave crise. Il suffit de voir ce qui se passe en Turquie, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan et au Soudan qui sont déchirés... Nous devons lancer un mouvement contraire et réfléchir sur un nouveau modèle. La présence au Liban d’un Etat qui bloque les ouvertures et exacerbe les rapports intercommunautaires empêche l’instauration d’un dialogue. Il faut aussi reprendre les moments de notre histoire qui ont connu une coexistence islamo-chrétienne positive. Selon moi, le pacte de 1943 ne peut pas être réduit à une expérience politique. L’aspect le plus important de ce pacte est qu’il a créé un modèle de civilisation, un style de vie qui, bien que n’ayant pas évolué comme il le fallait, n’en reste pas moins très riche. Il s’agissait d’une expérience islamo-chrétienne unique. Certains auteurs parlent de l’expérience judéo-islamique en Andalousie.
On n’a pas besoin de revenir quatre siècles en arrière. On a eu au Liban une expérience formidable, qui fait dire au patriarche Nasrallah Sfeir qu’il y a dans chaque chrétien une part d’islam et dans chaque musulman une part de christianisme. C’est une reconnaissance fabuleuse. Cette expérience est en train d’être systématiquement dénigrée sous prétexte que l’équilibre entre les communautés au niveau du pouvoir n’était pas respecté. C’est vrai, mais il ne faut pas détruire et occulter les aspects positifs et l’Exhortation appelle les chrétiens à réexaminer avec les musulmans cette expérience, pour la purifier et en éliminer les éléments négatifs. Le Liban a apporté une contribution à la civilisation universelle par un modèle basé sur le compromis et sur le dialogue, mais les Libanais n’en sont pas conscients».
Charles Rizk : «Le problème ne se pose pas en termes de quantité, de nombre et de démographie, mais en termes de signification, de qualité, de convivialité, de modèle. A l’occasion de la visite du pape et de son appel au dialogue, il faut prendre en compte les problèmes qui se posent au sein des deux communautés. Pour moi, que l’intégrisme soit une idéologie d’attaque ou simplement un symptôme, cela revient au même. Il faut remonter aux racines de ce phénomène. On revient à la mondialisation, aux autoroutes de l’information qui tentent d’étouffer les civilisations traditionnelles. Celles-ci, par conséquent, se crispent et rejettent ce modèle qui vient effacer leur spécificité. Cette montée de l’intégrisme est le résultat d’une double crise du capitalisme et du socialisme et évidemment des difficultés économiques. Ne banalisons pas l’intégrisme. Ce phénomène n’est pas un retour à la religion, mais un retour aux Salaf. Il s’agit en quelque sorte d’une négation de l’histoire , de cette tradition de l’islam réformiste».
Samir Frangié: «On a eu une expérience séparatiste au Liban qui a duré quinze ans et qui a conduit à l’éclatement des deux sociétés séparées. A une guerre civile entre chrétiens et à une guerre civile entre musulmans et par la suite à un conflit sanglant entre chiites. Quand on se replie sur soi-même, c’est qu’on n’a plus aucune chance de vivre et qu’il vaut mieux mourir ensemble plutôt que mourir séparément. C’est le complexe de Massada. Les chrétiens n’ont aucun intérêt à se replier sur eux-mêmes».
Séoud el-Mawla: «Face à ce qu’on appelle la peur des chrétiens, à la montée des intégrismes et aux questions relatives à l’avenir des chrétiens, il y a eu deux solutions débattues depuis longtemps. Dans le passé, on parlait du principe de «dhimmi». Beaucoup de mouvements islamiques ont fait l’éloge de cette situation dans laquelle les chrétiens, en tant que minorité, seraient protégés par les musulmans. Le discours politique islamique moderne a dépassé et abandonné ce concept. De l’imam Chamseddine, à cheikh Ghanouchi en Tunisie en passant par Tourabi au Soudan et par les “ Frères musulmans ” d’Egypte, de Jordanie et de Palestine, le concept de «dhimmi» a été dépassé. Même le guide des «Frères musulmans» d’Egypte a essayé de nier pendant deux semaines ce qu’il avait dit à propos de l’expulsion des coptes de l’armée égyptienne. Sur le plan du Fiqh islamique, cette vieille problématique a aussi été dépassée.
La deuxième solution, celle des garanties internationales, a été soulevée par quelques fractions chrétiennes. Je pense que cette éventualité n’est plus possible et n’est plus acceptable- pour protéger les chrétiens du monde arabe- par ces mêmes puissances dont les garanties étaient sollicitées. C’est ce que le pape a essayé de dire. Il faut faire table rase de toutes ces pseudo-solutions. Nous devons élaborer un système dans lequel règne la confiance entre le chrétien et le musulman. J’ai toujours fait face à ce genre d’interrogations avec mes interlocuteurs chrétiens. Ils me disent que si mon discours est effectivement modéré, celui de beaucoup d’autres ne l’est pas. Ils me demandent quelles sont les garanties comme quoi l’intégrisme ne va pas déferler sur toute la région. Il y a un point essentiel à souligner : nous avons eu en 1943 et en 1989 des expériences de convivialité qui ont été compromises par l’irresponsabilité de notre classe politique et non pas à cause des faiblesses de ces expériences, de leur incapacité à réussir et du refus des Libanais de vivre ensemble. Je le répète et l’imam Chamseddine aussi, en tant que chiites, nous n’avons pas un projet qui nous est propre. Notre projet c’est le Liban. Même les slogans d’abolition du confessionnalisme politique ou de démocratie du nombre ont été abandonnés par l’imam Chamseddine parce qu’ils font peur aux chrétiens. Nous voulons trouver un autre système accepté par les chrétiens.
Les chrétiens ont d’ailleurs une grande responsabilité dans ce processus: même s’ils n’ont pas confiance dans les intentions de l’interlocuteur musulman, ils doivent essayer de lui lier les mains en s’engageant avec lui dans la réflexion visant à élaborer un nouveau système politique. Nous avons toujours dit qu’ensemble, nous pourrons faire face à l’intégrisme musulman et chrétien et pour cela, nous devons élaborer un discours politique unifié. Mais si nous laissons se propager sans réagir un discours politique chiite et un discours chrétien de peur et de non confiance, les répercussions seront désastreuses pour le pays. L’Exhortation apostolique le dit : il faut une nouvelle offensive chrétienne au sein de la jeunesse rejoignant les positions modérées des musulmans et il faut une direction politique chrétienne pour conduire ce courant. Le mouvement de la jeunesse peut être à double tranchant s’il n’est pas dirigé par des personnes qui voient juste, qui sont modérées et qui sont enracinées dans leur milieu».
Charles Rizk: «Le repli sur soi est un suicide. Si vous voulez exterminer les chrétiens, enfermez-les dans un ghetto . On ne lutte pas contre un intégrisme par un contre-intégrisme. Nous vivons dans un environnement musulman depuis des siècles et nous savons parfaitement que l’intégrisme n’est pas la tendance dominante de l’islam. Le repli des chrétiens sur soi est impossible sur tous les plans. D’abord, il n y a pas de vrai carré ou de ghetto chrétien. Il n’existe que dans la tête de ceux qui l’avance. Je pense qu’il s’agit d’une fausse orientation. C’est matériellement, physiquement et psychologiquement impossible. Il faut au contraire sortir de la référence purement confessionnelle et chercher un dialogue sur le plan de la modernité. L’importance de la chose c’est que ce ne sont pas des intellectuels chrétiens de gauche qui vous en parlent. Ce ne sont pas des baassistes ou des nationalistes arabes chrétiens qui le disent, mais c’est Jean-Paul II. Pour moi, l’événement essentiel de la visite est précisément là. Vous avez un pape, qui avec beaucoup de sérénité et de calme, a tenu un langage extraordinairement progressiste.
Samir (Frangié) utilise le mot post-moderne, moi je dirais carrément progressiste. Le repli sur soi est mauvais pour les victimes de l’intégrisme, qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes et pour l’ensemble du monde arabo-musulman. En politique il n y a pas de fatalité, il faut agir. Il y a des forces qui ont renforcé l’intégrisme et la première c’est Israël. Qu’on le veuille ou pas, Israël est un Etat théologique. Il a peut-être toutes les apparences de la modernité : des bombes atomiques, des avions..., mais il reste un Etat intégriste. Et vous savez qu’aujourd’hui les rabbins définissent d’une manière de plus en plus restrictive l’appartenance juive. C’est principalement en réaction à cet intégrisme israélien qu’est né l’intégrisme musulman. Si l’intégrisme affaibli les Arabes, il renforce par contre les Israéliens, parce qu’il divise et disperse les premiers et rassemble les seconds au nom de “ la montée vers Jérusalem».
Samir Frangié: «Le discours, que le pape à tenu devant les jeunes à Harissa, leur a ouvert de nouveaux horizons. La réduction de la jeunesse à un simple phénomène de rejet négatif et d’opposition stérile ne reflète pas la réalité. Les jeunes sont à la recherche des moyens d’assurer leur avenir. Il est très intéressant de noter qu’il n y a pas eu, pendant la visite du pape, une manifestation de masse en faveur des chefs politiques de la communauté chrétienne. Il est vrai que des portraits de Aoun et de Geagea ont été brandis. C’est normal. Ces jeunes sont prisonniers d’une situation bloquée. Il faut se souvenir que dès que les lignes de démarcation sont tombées, les Libanais ont commencé à cavaler comme des fous dans toutes les régions du Liban pour connaître leur pays. Cette volonté d’ouverture a été réduite par le blocage des institutions.
A Taëf, les chrétiens ont donné ce qu’ils avaient à donner et ils n’ont rien reçu en échange. L’attitude de l’Etat est perverse. Il tient aux jeunes un double langage : il leur dit qu’ils doivent refuser les milices et il leur met les miliciens au pouvoir. En même temps, il demande aux chrétiens d’accepter la répartition équitable du pouvoir et quand ils donnent leur aval, il la leur refuse. En 1992, l’Etat décide de faire des élections et refuse de les reporter d’un mois, alors que pour moins que cela, il a ajourné indéfiniment le scrutin municipal(...). Nous faisons face à des gens en train de manipuler le psychisme des jeunes qui sont obligés d’accepter en même temps une vérité et une contrevérité. La recherche pour créer un Etat allant dans le sens de cette société est une bataille commune que chrétiens et musulmans doivent mener ensemble. Quand, avant Taëf, il y avait un déséquilibre au niveau de la répartition des pouvoirs au détriment des musulmans, c’était un problème national, et aujourd’hui, au détriment des chrétiens, c’est également un problème national. Tout pays est régi par une loi d’équilibre. Ne nous faisons pas d’illusion, nous ne sommes pas le seul pays au monde à avoir une société pluraliste, il y en a partout.
Ce n’est pas vrai que les différences créent des problèmes. Dès qu’on assurera aux gens la possibilité de participer d’une manière égale à la gestion du pouvoir, on pourra alors envisager à dépasser le confessionnalisme. Ce qui est proposé aux chrétiens aujourd’hui c’est de retrouver ce fond commun qui nous lie dans cette région, de le purifier de ses réductions idéologiques et politiques. L’arabité ne se réduit pas à un système politique, c’est une appartenance culturelle à une aire, à une région qui crée des sensibilités communes et des manières d’appréhender l’existence, la vie, le futur, la mort, le temps. On a besoin de repenser à l’arabité pour en faire un modèle culturel commun qui ne doit pas être orienté contre la religion. Il y a un équilibre à trouver entre la philosophie de la société qui est d’habitude religieuse et l’Etat qui doit être en harmonie avec sa société. Les gens ont accueilli le pape parce qu’il était porteur d’un message de paix. L’exhortation parle de purification de la mémoire. C’est parce que nous n’avons pas fait cette purification en 1840, 1860 et 1958 que la guerre a éclaté en 1975. Il faut empêcher que cela se reproduise. Il ne s’agit pas d’oublier nos souffrances, mais de les dépasser. Chacun doit reconnaître ses propres responsabilités avant de déterminer celles de son adversaire. La démarche est unique».
Charles Rizk: «Réfléchissons au modèle libanais. Bien sûr, la démographie a changé. Mais il y a toujours des groupes compacts chrétiens et musulmans dans leur diversité. C’est là que traditionnellement se trouve le creuset de ce dialogue islamo-chrétien. Pour mettre en œuvre toutes les considérations que nous avons évoquées précédemment il faut s’occuper du Liban. Nous devons trouver une solution à la crise des institutions dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Il y a un Etat qui bloque et une société qui veut vivre, changer, évoluer. Le blocage est dû soit à l’ignorance, soit à la fatalité, soit aux intérêts des hommes politiques.
Commençons par reconnaître que cette crise des institutions ne touche pas une communauté bien déterminée. Il est d’usage de dire dans les cercles chrétiens que la communauté chrétienne est la victime de Taëf. C’était peut-être vrai au départ : il y avait quelque part une volonté de punir le chrétien comme s’il n’avait pas été puni par ses propres milices pendant la guerre. Moi je considère que le chrétien à souffert de la guerre davantage que le musulman, à cause de ses milices. Huit ans après Taëf, on découvre que le mal dont a souffert le chrétien était contagieux et aujourd’hui, tous, chrétiens et musulmans nous souffrons du même mal qui est le blocage de nos institutions. Le Liban ne vit que sur l’équilibre, comme tous les pays du monde. Quand on bâtit une forme d’Etat dans laquelle une partie de la population se sent punie et qui par conséquent ne participe pas, l’ensemble des autres communautés en est affecté.
Pour moi, s’il y a crise, elle est générale tant sur le plan arabo-islamique que sur le plan libanais. Nous en souffrons tous. Le «Ihbat» (désenchantement) est devenu libanais et non plus seulement chrétien. Nous devons le régler ensemble. On se sera ainsi doté de la mécanique qui donnera un début de solution et qui refera de notre pays le creuset de cette interaction entre musulmans et chrétiens pour une société moderne respectant ses traditions et regardant vers l’avenir. Pourquoi voulez-vous que j’aille au Canada si je me trouve bien au Liban avec un système politique qui m’ouvre au musulman au lieu de me fermer. Si je vais au Canada, je resterais toujours un étranger dans ce pays. Au Liban, je suis parfaitement à l’aise en tant que chrétien, je suis là depuis 2000 ans avec des musulmans qui y sont depuis un temps immémorial. Il n’y a plus aucune raison de partir si nous établissons un modèle de société répondant à nos besoins respectifs.
Ce qui m’a frappé lors de la rencontre de Harissa c’est l’importance de la mobilisation et le caractère modéré de cette foule. La mobilisation montre que les chrétiens ne boudent pas la politique. Ils ont voté ce jour-là pour la première fois depuis très longtemps. Il ont voté pour le contraire de ce que leur disaient leurs milices : pour la modération et pour le pape qui leur a dit vous êtes des Arabes, ouvrez-vous au monde arabe et sortez de votre carcan confessionnel. Et ils ont très bien entendu le message de Jean-Paul II. Quand vous donnez au chrétien une occasion intelligente et utile pour voter il le fait sans hésiter. Il n’a pas peur. Et en tout cas, en politique, il n y a pas d’assurances tous risques. Pour régler cela, il faut faire un nouveau contrat social et construire des institutions qui fonctionnent. Cela a marché pendant un certain temps. D’ailleurs, même si nos anciennes expériences ont échoué, ce n’est pas une raison pour abdiquer, faire ses valises et aller au Canada ou au Zanzibar».
Séoud el-Mawla: «La jeunesse chrétienne estime qu’une plus grande responsabilité incombe aux musulmans parce qu’elle pense qu’ils détiennent le pouvoir. Les musulmans ont donc un défi important à relever, celui de ne pas sombrer dans l’ivresse du pouvoir et de penser qu’ils sont les plus forts parce que plus nombreux. Mais ce n’est qu’un pouvoir illusoire. Le pouvoir actuel est effectivement pervers. Les chrétiens aussi ont un défi à relever. C’est vrai qu’ils ne boudent pas, mais leur problème réside dans l’expression politique de leur participation. Comment trouver les structures pour exprimer leur attachement à la paix, à la convivialité, au système démocratique et au renouvellement de l’expérience libanaise de vie commune ? Ce sont ces structures qui font défaut et encore une fois, cela s’applique aussi à la jeunesse musulmane. Evidemment, l’argent sunnite et les milices chiites sont au pouvoir. Cependant, la classe moyenne et les intellectuels musulmans ressentent la même frustration que les chrétiens.
Nous sommes devant un phénomène national et il faut prendre son courage à deux mains pour élaborer un projet de salut national. Pour cela, il faut qu’une nouvelle élite politique émerge aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans et propose une nouvelle voie à cette jeunesse. Comme le disait Georges Naccache, deux négations ne font pas une nation. Toutefois aujourd’hui, les choses ont changé. D’une part, les chrétiens ne pensent plus qu’il leur faut une protection étrangère et qu’ils appartiennent à l’Europe. L’Exhortation a bien montré qu’ils sont une partie intégrante de la région arabe et doivent participer à sa rennaissance . D’un autre côté, les musulmans ne disent plus qu’ils ne veulent pas du Liban qui n’est qu’une entité provisoire. Nous en avons fini avec ces deux négations, reste à proposer un projet d’avenir. Il faut que les chrétiens participent à la réflexion qui a lieu dans le monde arabe sur la société et l’Etat. Les musulmans aussi doivent s’engager davantage dans la réflexion sur la relation avec l’Autre, le respect et la différence de l’Autre. C’est un défi au niveau du monde arabe et non seulement libanais. A la fin du XXe siècle, les jeunes ne doivent plus débattre de questions vieilles de 100 ans. Il faut qu’ils trouvent et inventent de nouveaux thèmes. Ce sont les jeunes qui ont lancé le nationalisme arabe, la révolution palestinienne et le parti phalangiste. Nous, musulmans, nous devons réfléchir sur les moyens d’ouvrir la porte à une participation chrétienne au projet de réforme islamique commencé par des hommes tels que Jamaleddine Afghani et Mohammed Abdo et sur la réflexion sur les moyens de construire une société équilibrée, juste et solidaire. Les chefs musulmans doivent adopter des positions nettes et claires sur des points précis susceptibles de faire avancer la réflexion. Et ceci a déjà commencé, quand cheikh al-Azhar, l’imam Chamseddine, avec le pape des coptes, Chenouda III, ont pris une position commune sur des questions internes égyptiennes ou culturelles arabes. L’expérience libanaise est très importante parce qu’elle donne la possibilité de créer le modèle à suivre pour toute la région. Dans les années 40 et 50, le Liban était un modèle pour les masses arabes et malgré tout ce qui s’est passé dans la région, il a toujours été un exemple de liberté et de démocratie. La responsabilité des chrétiens et des Libanais est précisément de recréer ce modèle pour le monde arabe ce qui va renforcer les islamistes modérés. Je pense que c’est ce que le pape à voulu dire».

Une table ronde animée
par Paul KHALIFEH
C’est l’Exhortation apostolique qui a inspiré ce débat. Le texte pontifical est un document résolument orienté vers l’avenir et devrait servir de phare à la jeunesse libanaise. Celle-ci, semble parfois prisonnière du passé, otage de vieux slogans et emmurée dans un discours qui n’a pas évolué depuis des années. Pourtant, lors de la visite du pape, les jeunes ont...