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Actualités - ANALYSE

Des églises, mais combien de fidèles

A chaque instant de leur histoire, les Libanais sont invités à se prononcer sur des moments forts de leur existence. Chacun épie l’Autre, est à l’affût de ses réactions pour juger son attitude. Quand l’heure de l’examen approche, les gorges sont nouées par l’émotion et les cœurs enserrés dans les griffes de l’angoisse. Qu’en pense l’Autre? Qu’en dira-t-il? Passé l’événement, l’émotion s’estompe, mais l’angoisse demeure en attendant la prochaine échéance. La vie des Libanais est un examen continu.
En avril 1996, lorsque la violence démentielle d’Israël s’est déchaînée contre une partie du pays, un formidable élan de solidarité spontanée est né dans l’ensemble de la patrie. Dans les couvents, de jeunes paroissiens faisaient la collecte de nourriture et de vêtements et des femmes voilées ont trouvé refuge à l’ombre des croix des chapelles. Aujourd’hui, c’est l’envers de la même médaille qui s’offre à nos yeux. Par respect pour les chrétiens, la plupart des musulmans se sont associés au bonheur de leurs concitoyens dans l’attente du pape. Dans certaines régions mixtes, les écoles islamiques ont transmis aux curés des paroisses des listes de jeunes musulmans désirant assister à l’Office religieux qui sera célébré par Jean-Paul II dans le centre-ville. Le commentaire d’un journaliste étranger est saisissant: «Quoi de plus normal»!
Mais cela n’a pas toujours été le cas au Liban. En 1978, dans les quartiers ouest de Beyrouth, on semblait regarder avec désinvolture les centaines d’obus pleuvoir sur les habitants d’Achrafié, qui ont enduré un calvaire de cent jours. En 1982, la jeunesse de l’Est se dorait sur les plages et gloussait de satisfaction en pensant que l’ennemi israélien allait nettoyer les secteurs musulmans. Est-ce vraiment le même peuple qui agissait dans les deux situations (1978, 1982 et 1996, 1997)? La réponse est «Oui», sans la moindre hésitation. Et s’il y a une leçon à tirer de tout cela, c’est bien celle que les barrages que d’aucuns s’efforcent à ériger entre les Libanais sont fait de papier.
C’est aussi cela que le pape veut nous dire en venant au Liban. Du moins, c’est ce que nous avons cru comprendre dans les innombrables messages qu’il nous adresse depuis des années, en commençant par son célèbre «appel à tous les musulmans» au sujet du Liban en 1989, pour finir avec la lettre envoyée aux Libanais cette semaine sur les motifs de son voyage. «Je vais en pèlerinage dans un pays qui fait partie de la région que le Rédempteur a foulée de ses pieds», a-t-il dit.
Toutefois, certains ne veulent pas entendre. Avec une mesquine minutie, ils épient, guettent et observent l’Autre à la recherche de la moindre fausse note. Quand un vieux cheikh, usé par l’âge, blasé par les défaites, isolé parmi les siens, fait une déclaration provocante, ils s’empressent de la monter en épingle, fiers comme un lion qui a terrassé une brebis. Mais un drapeau du Vatican planté sur le minaret d’une mosquée, ou un portrait de Jean-Paul II placé près de celui de l’ayatollah Khomeiny ne réveillent en eux aucune émotion.
D’autres, encore, réagissent à la visite du pape à travers de minables calculs politiciens, mélangés à de ridicules équations régionales et à un prétendu rééquilibrage des rapports de force. La présence bimillénaire des chrétiens dans cette région n’a que faire de ce raisonnement médiocrement mathématique. Et si l’algèbre les passionne à ce point, qu’ils s’emploient plutôt à enrayer l’émigration des chrétiens poussés au désespoir par le discours peu sécurisant qu’on leur offre depuis des années. Voilà la véritable obsession de Jean-Paul II: si à l’époque de l’empire romain il y avait une multitude de fidèles mais peu d’églises, au train où vont les choses, on va se retrouver en Orient avec beaucoup d’églises… mais peu de fidèles.

Paul KHALIFEH
A chaque instant de leur histoire, les Libanais sont invités à se prononcer sur des moments forts de leur existence. Chacun épie l’Autre, est à l’affût de ses réactions pour juger son attitude. Quand l’heure de l’examen approche, les gorges sont nouées par l’émotion et les cœurs enserrés dans les griffes de l’angoisse. Qu’en pense l’Autre? Qu’en dira-t-il?...