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Actualités - INTERVIEWS

Boutros : le Liban, ce n'est pas la Pologne "Taëf était inévitable, mais cela ne justifie pas sa violation permanente", souligne l'ancien ministre des AE (photo)

Question: L’opportunité de la visite du pape Jean-Paul II au Liban dans le contexte présent a suscité un long débat au niveau local. Quelle est votre évaluation de ce débat?
Fouad Boutros: «Le débat suscité par la visite du pape comporte, à l’évidence, un aspect positif et un aspect négatif. L’aspect positif réside dans le fait que ce débat reflète une reconnaissance par l’ensemble des fractions de la population libanaise de l’importance de la visite du Saint-père sur les plans moral, humain et des valeurs.
«Le côté négatif peut résulter de ce qui suit: le Vatican représente l’un des pôles de la spiritualité dans le monde. Par conséquent, on ne peut pas être insensible à ce déplacement, serait-on croyant ou athée. Or, à partir du moment où on sollicite la visite de l’un des pôles de la spiritualité pour des objectifs politiques – même à caractère national, mais mettant en jeu des antagonismes locaux – il faut s’attendre à des discussions et des polémiques qui ne sont pas dignes du symbole que représente l’illustre visiteur.
«A partir du moment où on va au-delà de certains principes qui devraient être liés à la visite – à savoir la liberté, les droits de l’homme, la convivialité, le respect de l’autre – à partir du moment où l’on dépasse le cadre de ces principes pour atteindre des objectifs politiques, même légitimes, on entre alors inévitablement dans l’arène de la polémique et du débat houleux.
«Cela dit, le Vatican, par la bouche du nonce apostolique, a déclaré à maintes reprises que la visite du Saint-père revêt un caractère apostolique. Par conséquent, je pense que l’exploitation proprement politique devrait être évitée».
Q: Compte tenu de son caractère apostolique, la visite du Saint-père devrait constituer, en toute logique, un stimulant au renouveau religieux qui se manifeste actuellement dans le pays, notamment au niveau des jeunes, comme c’est d’ailleurs le cas dans d’autres pays, plus particulièrement en Europe de l’Est ainsi qu’en Russie. Pensez-vous que l’effet que cette visite aura sur le plan du renouveau religieux pourrait enclencher indirectement une certaine dynamique politique à moyen ou à long terme?
Boutros: «Il est évident, effectivement, qu’il y a actuellement un besoin de religion, non seulement au Liban, mais un peu partout dans le monde. Cela est notamment le cas des pays qui connaissent des crises à caractère politique, social ou économique. Dans ces pays, il se manifeste un besoin de spiritualité. Cela signifie que la foi réponde à un besoin de la nature humaine. Il reste qu’il faut craindre les dérapages provenant de la conviction que l’on détient la vérité absolue et qu’il faut la faire prévaloir par tous les moyens. Je pense à ce propos à tous les fondamentalismes.
«Au Liban, sur le plan chrétien – notamment au niveau des jeunes – il est évident qu’il se manifeste dans certains milieux un sentiment de frustration qui se situe entre l’indifférence et la dépression. Cela est dû à un ensemble de facteurs. D’abord, les vingt ans de guerre ont ébranlé les assises psychologiques et morales de la population. Il est normal que le redressement exige un certain temps. Ensuite, les chrétiens en général, et les maronites en particulier, ont le sentiment que leur rôle, leur présence et leur influence dans la Cité ont sensiblement décru.
«L’histoire nous montre qu’aucun Etat, aucune communauté, aucune tribu qui a détenu le pouvoir et qui l’a perdu n’accepte facilement la nouvelle réalité. Dans une certaine mesure, même les Etats européens qui commandaient il y a 40 ou 50 ans la politique du monde continuent à réagir un peu comme s’ils étaient encore de grands Etats, et le peuple ne saisit pas facilement qu’il n’appartient plus à un grand pays.
«Par conséquent, il ne faut pas s’étonner du fait que la communauté maronite – qui, à travers la présidence de la République, avait en main beaucoup d’atouts – sente qu’elle est un peu perdue. Mais ce sentiment, s’il se prolonge, ne peut être que nuisible. Il faut inévitablement se ressaisir et regarder les choses avec réalisme et d’une manière positive. Il y avait certainement un réajustement à faire. L’accord de Taëf – avec ses mérites et ses défauts – a été inévitable afin de répondre à un ensemble de changements. Mais cela ne justifie en aucun cas la violation permanente, progressive et croissante de Taëf depuis son approbation.
«Face à ce mépris des institutions, et plus particulièrement de la Constitution, les chrétiens qui ont abondé dans le sens de Taëf sont totalement désemparés et ont l’impression d’avoir été dupés et d’être l’objet d’une véritable manipulation. Cela est grave. Ceux qui, au départ, ont refusé Taëf se cramponnent à leur position et, parallèlement, ceux qui étaient en principe pour, se trouvent en porte-à-faux parce que Taëf est systématiquement travesti. Cela alimente le sentiment de frustration des chrétiens qui se demandent quelle garantie ils pourraient bien avoir, puisqu’aucune décision n’est respectée. De surcroît, ceux qui sont censés garantir l’application saine de Taëf sont ceux-là mêmes qui le violent ou couvrent sa violation.
«Pour en revenir à la visite du pape, pour les croyants, elle peut aider les gens à prendre conscience et à espérer. Mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle ait l’effet d’une baguette magique. Il faut faire la part des choses. Le symbole est très important et, dans ce cadre, en tant que Libanais, en tant que croyants, et en tant que chrétiens, nous applaudissons à cette visite. Mais de là à imaginer qu’elle peut régler nos problèmes, ce serait de l’utopie».
Un potentiel de
mobilisation

Q: Mais ne pensez-vous pas que l’impact de cette visite pourrait constituer un potentiel de mobilisation au niveau de la masse, comme ce fut le cas dans plusieurs pays d’Europe de l’Est?
Boutros; «Je pense qu’on ne peut pas raisonner sur ce plan par voie d’analogie. En effet, le stimulus donné en Europe de l’Est a eu un effet sur les catholiques alors que la religion catholique était persécutée par le régime communiste qui ne faisait pas preuve de tolérance. Il y avait un combat qui remontait à des dizaines d’années entre l’Eglise et l’Etat, non pas sous l’angle des droits politiques de la communauté catholique, mais sous l’angle de la foi, du sens de la vie, des valeurs morales, spirituelles et religieuses. Cela n’est heureusement pas le cas au Liban. Ici, les chrétiens ne sont pas persécutés dans leur foi. Donc, ce n’est pas la même chose. Les problèmes se situent à un autre niveau».
Q: Il n’y a pas un problème au niveau de la foi, mais il y a quand même un problème qui se pose au niveau des valeurs morales, et la visite du pape est une occasion de soulever cette question...
Boutros: «Effectivement, Jean-Paul II est le champion des droits de l’homme, abstraction faite de toute appartenance religieuse ou raciale. Le pape actuel est également le champion de la règle morale en politique. Son point de vue sur ce plan est extrêmement intéressant. Il se résume comme suit: Là où il y a liberté, il y a, inévitablement, place à la morale, et là où il y a morale, l’Eglise a son mot à dire. L’ensemble des fidèles de toutes les religions peuvent se retrouver pour ce qui a trait aux valeurs morales, ce qui est de nature à faciliter la convivialité entre toutes les communautés. Dans ce cadre, la visite du pape devrait en quelque sorte mettre en relief ces valeurs morales. Elle doit constituer une stimulation pour la sauvegarde de telles valeurs».
Q: Peut-on inscrire dans ce contexte les prises de position répétées du patriarche maronite et de Mgr Elias Audeh?
Boutros: «Les prises de position du patriarche maronite et de Mgr Audeh sont à cheval sur deux domaines: elles insistent sur les valeurs morales, sur la liberté et les droits de l’homme, d’une part, et abordent, dans certains cas, des problèmes politiques ponctuels et conjoncturels, d’autres part. Mais si l’on va au fond des choses, chacun des problèmes politiques qui se pose aujourd’hui est sous-tendu par un problème moral, à des degrés divers. Dans l’esprit des hommes de religion, les droits de l’homme occupent évidemment une place prépondérante.
«La visite du pape fournit l’occasion de mettre en relief la nécessité du respect de ces droits. Mais quant à y apporter une solution, c’est un autre problème».
Q: Le pape vient au Liban essentiellement pour rendre publique l’Exhortation apostolique qui couronne le Synode et qui définira une ligne directrice, des orientations précises, à l’intention des Libanais, et plus particulièrement des chrétiens. Cette ligne directrice ne pourrait-elle pas indiquer à l’élite du pays le chemin à suivre?
Boutros: «Le pape a certainement saisi l’occasion de la publication de l’Exhortation apostolique pour visiter le Liban.
«Cela dit, je souhaite beaucoup que les orientations qui seront définies à l’occasion de la visite du pape servent de ligne directrice à l’élite libanaise dans toutes ses composantes. Mais dans le climat actuel, sur le double plan libanais et régional, je crains que les conditions objectives ne soient pas réunies pour aboutir aisément à un tel résultat».

Le parallèle avec
la Pologne

Q: Est-il possible d’établir un parallèle entre le cas du Liban et celui de la Pologne, comme certains le pensent?
Boutros: «J’ai longuement rencontré le pape en 1979. Il m’a dit à l’époque: «Votre pays me rappelle la Pologne». Mais je pense que les deux cas sont totalement différents. En Pologne, les Américains et la CIA étaient partie prenante. La visite du pape a servi de catalyseur à un processus politico-moral, à un phénomène qui était déjà en cours depuis un certain temps. Il s’agissait alors d’accélérer le processus populaire sous-jacent, alors que dans notre cas il s’agit de renverser la vapeur et de remettre les pendules à l’heure. Il faut avouer que la tendance générale du pouvoir au Liban est plutôt contre les droits de l’homme, contre les libertés, contre la conception chrétienne du gouvernement, contre la morale. C’est le pouvoir qui devrait tirer la conclusion de cet enseignement. Le voudra-t-il? Le pourra-t-il?»
Q: A la lumière de l’ensemble du processus du Synode, sur quelles bases serait-il possible de repenser le rôle politique des chrétiens du Liban, compte tenu des nouvelles données régionales et internationales, et compte tenu aussi de l’esprit dans lequel s’est déroulé le Synode?
Boutros: «Les chrétiens du Liban sont dans une situation peu enviable. D’abord parce qu’ils sont très divisés, et ensuite parce que d’une manière générale, ils n’arrivent pas à penser les problèmes avec assez de lucidité et de sens politique. Comme on ne les ménage pas, ils réfléchissent avec leur cœur. Or ce n’est pas de cette façon qu’on aboutit à des solutions raisonnables.
«La première condition indispensable que les chrétiens du Liban devraient tenter de satisfaire est d’aboutir à un minimum d’accord entre eux, non pas sur tous les points, mais sur les principes fondamentaux. Il faut dépasser cette phase tragique de la guerre pendant laquelle il y avait plusieurs courants chrétiens qui prétendaient chacun vouloir sauver le Liban. Malheureusement, il s’était produit tellement d’inimitié entre ces courants chrétiens, qu’en définitive, ce n’était plus le Liban qu’il s’agissait de sauver, mais de savoir par qui il le serait.
«Une fois qu’ils seraient d’accord sur les principes de base – ce qui n’empêche pas que l’on puisse être en désaccord sur beaucoup d’autres points – les chrétiens devraient repenser le problème libanais et se tailler un rôle au Liban qui ne saurait être le même que celui qu’ils exerçaient avant 1975. D’ailleurs, lorsque le patriarcat maronite et une partie des chrétiens ont accepté Taëf, en allant à contre-courant, ils ont donné un signal. Ce qui a tout gâché, et ce qui place une partie des chrétiens avisés dans une situation difficile, c’est que le pouvoir apparent et le pouvoir réel ont détruit la plate-forme de confiance sur laquelle toute l’affaire reposait.
«Il reste qu’il n’y a pas d’autre échappatoire. Il faut discuter, d’autant qu’en réalité il n’y a pas eu d’entente nationale. Le document de Taëf a préconisé l’entente nationale, mais dans la pratique, celle-ci n’a été réalisée ni dans les gouvernements qui ont été formés, ni dans les élections, ni dans les diverses actions politiques qui ont été entreprises. Décider d’arrêter les combats et de vivre côte à côte ne suffit pas à concrétiser un véritable consensus national.
«Parallèlement, il est nécessaire d’entamer un dialogue islamo-chrétien sérieux sur le plan politique. Il ne suffit pas de dire sur le papier que le Liban est une patrie définitive et que notre identité est arabe. Si cela n’est pas suivi de réalisations pratiques qui confortent ces déclarations, celles-ci risquent, au vu des dérives, de devenir obsolètes.
«Pour que ce dialogue ait lieu, il faut, dans le contexte actuel, que la Syrie accepte qu’il soit sérieusement entamé. C’est par là qu’il faut commencer».

Le témoignage des
chrétiens d’Orient

Q: Mgr Georges Khodr a déclaré récemment que la présence des chrétiens en Orient est un témoignage. Les conditions objectives sont-elles réunies pour qu’un tel témoignage puisse s’exprimer?
Boutros: «Il est certain que la présence des chrétiens en Orient est un témoignage, à condition que leurs droits politiques soient reconnus au même titre que les autres, que leur liberté soit sauvegardée, et qu’ils ne soient pas traités en citoyens de deuxième catégorie. Ces questions sont malheureusement sujettes à discussion dans certains milieux. D’une manière générale, quand on parle des chrétiens en Orient, il est nécessaire de reconnaître leurs droits. Il faut qu’ils jouent un certain rôle, car si on leur abolit tout rôle sur le plan politique, il devient difficile de croire que leur seule présence constitue un témoignage».
Q: Pour dépasser un peu le cadre libanais, il serait intéressant d’évoquer d’une manière générale le poids réel de la diplomatie du Vatican. En avril 1951, et avant d’être élu pape, Paul VI déclarait: «Si par hypothèse, la diplomatie pontificale venait à manquer dans le monde, l’ordre diplomatique se trouverait privé d’une sorte de modèle qui lui montre les formes, qui lui indique les buts, qui contrôle les méthodes...». Cela est-il toujours valable aujourd’hui, et à la lumière de votre longue expérience politique, notamment en tant que ministre des Affaires étrangères, est-il possible d’évoquer des cas précis qui permettent d’illustrer les propos de Paul VI?
Boutros: «Ce que le pape Paul VI a appelé la diplomatie pontificale est une forme de promotion et de défense des valeurs morales des droits de l’homme, lesquels sont en réalité une expression sécularisée des enseignements du christianisme. Par conséquent, dire qu’il n’y aurait pas de diplomatie pontificale, c’est dire qu’il n’y aurait pas de diplomatie qui tienne compte de l’homme et qui tente de promouvoir ses droits.
«Entre 1951 et aujourd’hui, la diplomatie vaticane n’a pas pu, dans beaucoup de pays, jouer son rôle et faire entendre sa voix. Cela n’a certainement pas été pour le bien de l’humanité, et n’a pas aidé au développement des valeurs morales et des droits de l’homme. Aujourd’hui, la diplomatie vaticane exerce une influence dans certains pays chrétiens soit sur l’opinion publique et le peuple, soit sur les gouvernants. D’une manière générale, les gouvernants ne sont sensibles à l’intervention diplomatique du Vatican que dans la mesure où elle est compatible avec leur stratégie politique ou bien dans la mesure où leurs citoyens catholiques constituent comme tels un groupe de pression suffisant pour peser sur les équilibres intérieurs. Il n’est pas évident que beaucoup d’Etats dans le monde actuel définissent leur politique uniquement en fonction des valeurs morales ou spirituelles».

Propos recueillis par
Michel TOUMA
Question: L’opportunité de la visite du pape Jean-Paul II au Liban dans le contexte présent a suscité un long débat au niveau local. Quelle est votre évaluation de ce débat?Fouad Boutros: «Le débat suscité par la visite du pape comporte, à l’évidence, un aspect positif et un aspect négatif. L’aspect positif réside dans le fait que ce débat reflète une...