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Actualités - OPINION

Il y a vingt-cinq ans, Georges Naccache... (photo)

Georges Naccache... Cette ombre de géant, un demi-siècle durant sur les êtres et les choses, projetée sur la littérature, le journalisme, la politique; sur les journalistes aussi. Surtout. Le voudrait-on qu’il ne serait pas aisé de renoncer à se souvenir. D’ailleurs, il en resterait tant de ces souvenirs que l’on a choisi de garder enfouis en quelque recoin d’une mémoire qui depuis longtemps ne veut pas oublier.
Des rêveurs éveillés, capables de déclamer Péguy entre un titre à préparer et une maquette de page à dessiner, vous en connaissez beaucoup? Plus aucun, moi, depuis un certain 8 mai 1972 qui vit s’en aller, avec sa frêle silhouette de dandy un rien désabusé, tant de choses si rares et si précieuses.
Ah! Péguy...
Quand l’homme relevé de la plus vieille tombe
Ecartera les ronces et les fleurs du hallier.
Quand il remontera le vétuste escalier
Où le pied du silence à chaque pas retombe.
Il n’est pas facile, non, d’échapper à tout ce qui a fait ce que nous sommes, ceux qui l’ont connu, comme ceux qui ont reçu à distance l’éclat de son enseignement – «car nous t’avons pour dieu sans t’avoir eu pour maître».

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Qu’ont-ils de commun, Georges Naccache, disparu il y a cinq lustres aujourd’hui, et un jeune de 20 ans, né avec cette guerre libanaise dont nous porterons à jamais les stigmates?
Sans doute la faculté de constamment nourrir sa révolte contre l’injustice, les abus, l’incroyable incurie d’une classe qui fait commerce de politique, immuable à travers le temps, figée dans la chape des idées venues d’au-delà des frontières, inapte à se renouveler parce que sans imagination et, inculte, incapable même de retenir les leçons des soubresauts qui, à intervalles presque réguliers, ont ponctué la vie du pays.
Relire certains écrits signés «G.N.» c’est faire l’effarant constat de la continuité dans cette médiocrité, désolant apanage d’une caste qui se perpétue – le plus souvent à travers sa descendance – sans pour autant se renouveler. Comme si la lave des multiples éruptions – 43,49,52,58,75..., pour ne citer que les étapes-clés de l’ère post-indépendance – avait fixé à jamais ces hommes dans leur frigidité intellectuelle. Ainsi, noté en janvier 58: «Dans ce Liban fait comme il est, nous évoluons tous sur une aire politique assez restreinte, entre gens de continuelle revue». Et c’est bien d’une revue qu’il s’agit, avec un Monsieur Loyal qui change suivant les époques, mais omniprésent à travers les décennies.
Révolté, comment ne l’aurait-il pas été, ne le serait-il aujourd’hui encore, ce journaliste éternellement jeune par la grâce de ses articles, qui avait choisi d’épouser son temps, c’est-à-dire toutes les époques, et son Liban, si singulier dans sa vocation, «une pure notion politique», écrira-t-il pourtant à propos de la date-charnière de 1920.
Et parce que révolté, terriblement lucide. Au point que sa relecture en est douloureuse au crépuscule d’un millénaire de tous les miracles.
Ecoutez-le:
«... Que voyons-nous? Un peuple, à travers tous les désordres et tous les scandales, ingénieux à se reconstruire; un Etat obstiné à se défaire».
Plus loin, ceci:
«C’est bien cette précarité extrême de l’équilibre libanais qui produit le désarroi de l’opinion – l’impuissance et la démoralisation de ceux qui, menant l’opposition, sont paralysés par la peur de détruire de Liban en même temps que le Sérail».
C’était le 10 mars 1949, soit il y aura cinquante ans bientôt, et dans ce chef-d’œuvre de la littérature politique locale qu’est le classique «Deux négations ne font pas une nation», Naccache lançait en fait un douloureux cri du cœur, que l’on n’a cessé, bien après, de reprendre. Tout ou presque y est dit: depuis le fameux «J’ai failli ne pas reconnaître mon Liban», à la mise en garde: «Le Liban, par peur d’être simplement ce qu’il est, et à force de ne vouloir être ni ceci ni cela, s’aperçoit qu’il risque maintenant de n’être plus rien du tout». En passant par cette observation de simple citoyen, plus actuelle que jamais: «Les rues de la ville transformées en fondrières, quatre câbles téléphoniques pendant devant ma porte, un aspect de vaste débraillement (on parlerait aujourd’hui de «reconstruction»...), le geste un peu lourd des sergents de ville, l’aspect un peu plus lépreux des murs».
Ecoutez-le encore, à propos de la bataille du «Majdaloun» de Roger Assaf:
«Ils disent, comme tous les contestataires, que la contestation a sa vertu en soi – sa fin en soi – et qu’aucun chaos ne peut être pire que ce qui est. Ils disent qu’on ne bâtit pas une société, un ordre, sur un mensonge (...). Et ce qui subsiste du confessionnalisme, ce sont les passions primaires, c’est la peur et la haine – et c’est l’exploitation qu’en font les meneurs du jeu dans l’un et l’autre camp».
Il faut être jeune, certes, pour comprendre que «beaucoup de choses sont dépassées», notait-il dans son adresse aux lecteurs du journal né en 1971 de la fusion de deux journaux. Avant d’expliquer: «Les jeux des partis et des clans qui passionnaient et divisaient les Libanais, et suscitaient de féroces polémiques (...) nous paraissent de plus en plus anachroniques et dérisoires (...). Et le public a conscience que rien d’essentiel n’est engagé dans ces affrontements. Les chassés-croisés des «Blocs» et des groupes parlementaires, les renversements d’alliances que provoque la quête du pouvoir, ont fini par ôter tout intérêt, sinon toute crédibilité aux jeux de la représentation nationale».
L’éternelle jeunesse de Georges Naccache, elle est en ce que, le premier et mieux que quinconque, il a vu la faille dans les fondations, le défaut dans la bâtisse. A aucun moment il ne se laissera berner par les jeux futiles des maîtres du Sérail. Lucide et à la fois profondément humain...
Ce journaliste avait commencé par être ingénieur. Cela, il ne lui arriva jamais de le renier, au contraire. Il en tirait même quelque fierté, reconnaissant à la faveur d’une interview: «Il y a là, même si cela semble étrange, une formation qui, pour l’écriture, est une école de rigueur, de clarté, d’efficacité». Trois mots qui résument son action – car cet homme de plume fut surtout un brasseur d’idées et donc véritablement un gladiateur –, étalée sur toute une vie au cours de laquelle il embrassera nombre de causes, survolera bien de pays pour toujours revenir à son Liban à lui – «Tu es bien ceci que tu es...».
Des accents imprécatoires, messianiques, ne faudrait-il pas regretter qu’il n’y en ait plus? A la place, nous avons Internet et l’implacable règle des cinq «W» (what, who, where, when, why). Un jour peut-être, quand l’informatique retrouvera la place qui lui revient en réalité, et l’information la sienne, quand la «pub» cessera d’être reine omnipotente, alors la presse redeviendra ce que Georges Naccache avait toujours voulu qu’elle fût. Peut-être, oui...
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«Comment dire un homme qui fut votre père?» se demande Amal Naccache dans l’admirable préface à cette somme qu’est «Un rêve libanais». Pour aussitôt répondre elle-même à l’interrogation, en 250 pages d’articles. Comment le dire? Mais simplement en le donnant à lire.
Pour le comprendre, pour apprendre une certaine idée du Liban, il fallait l’avoir suivi dans son cheminement, sa quête à travers ses éditoriaux politiques, polémiques, de chrétien. Il fallait avoir approché cette flamme qu’il dégageait et dont Georges Séféris, son ami, disait (était-ce en pensant à lui?): «Puisse-t-elle nous enseigner, tant qu’elle brûle, à nous souvenir avec justesse.»

«L’ORIENT-LE JOUR»
Georges Naccache... Cette ombre de géant, un demi-siècle durant sur les êtres et les choses, projetée sur la littérature, le journalisme, la politique; sur les journalistes aussi. Surtout. Le voudrait-on qu’il ne serait pas aisé de renoncer à se souvenir. D’ailleurs, il en resterait tant de ces souvenirs que l’on a choisi de garder enfouis en quelque recoin d’une mémoire qui...