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Actualités - ANALYSE

La caravane vertueuse passe, la corruption reste et prospère...

C’était à prévoir, et beaucoup l’avaient du reste prédit: le tohu-bohu de la vertueuse campagne anti-corruption que M. Nabih Berry a lancée par un soir de fièvre s’est éteint doucement, après l’intervention sédative des décideurs. Il n’en reste concrètement rien.
Et c’est par pur idéalisme don quichottesque, sans se faire d’illusions, que certains s‘obstinent — alors que les «voix chères se sont tues» — à réclamer un nettoyage des écuries d’Augias: assorti de l’application de cet autre mythe, la loi sur l’enrichissement illicite, ici baptisée «d’où-tiens-tu-cela». Le projet, déjà sursaturé d’étude, a été replacé dans un des innombrables compartiments d’hibernation que compte la Chambre des députés, et qui sont généralement étiquetés «commission parlementaire»...
Quand on leur rappelle qu’il y a un mois à peine, quand ils voulaient rompre des lances avec l’Exécutif, ils promettaient d’adopter un texte coercitif dans les meilleurs délais, les parlementaires, agacés, répondent: «Certes certes, mais nous avons actuellement d’autres chats à fouetter en priorité». Et de citer le code en gestation des municipalités, le projet de décentralisation administrative, les élections municipales et de «moukhtars» prévues pour juin prochain, et même la refonte de la loi électorale pour les législatives de l’an 2000...
Et certains ont même le front d’ajouter que «la législation anti-corruption, qui date sur le papier de l’an 1954 et n’a jamais été appliquée, peut bien attendre encore quelque temps avant d’être perfectionnée et concrétisée». Autant dire qu’on compte fermement la renvoyer encore une fois aux calendes grecques. Ce qui, dans un pays où compromis et compromission se confondent, peut en effet paraître sinon naturel ou normal, du moins dans l’ordre des choses.
Le hic est que cette belle mentalité a des ramifications dans un domaine corollaire, celui des responsabilités vues sous leur angle global. Autrement dit, la «couverture» jetée pudiquement de manière permanente sur les magouilles étend sa protection aux fautes qui résultent d’un autre facteur que la corruption, comme l’incompétence, la soif et les abus de pouvoir, le manque de respect des règles, le clientélisme, l’ignardise et l’incapacité, autant de maux dont souffrent conjointement l’Administration et la caste politiques locales. On ne réclame jamais des comptes, et ceux que la tentative d’épuration avortée de 93 a sortis par la porte sont rentrés par la fenêtre. Il est dès lors possible que la Haute Cour créée pour juger présidents et ministres reste à jamais sans emploi, d’autant qu’il n’existe toujours pas de code précis pour qu’elle fonctionne.
Petites statistiques: au cours du mois de Ramadan, le président Rafic Hariri a convié à l’iftar non moins de 16.000 citoyens, dont des cadres, des étudiants, des intellectuels, des journalistes, des syndicalistes. Sur les quelque 5.000 questions que son secrétariat a homologuées, plus de 2.000 concernaient les affaires de corruption et de réforme administrative! Il n’y a sans doute pas de meilleure illustration de l’intérêt que l’opinion porte à ce problème qui, au-delà de toute morale, suscite l’un des plus lourds fardeaux économiques que le pays supporte.
Toujours est-il que se renvoyant la balle comme s’ils se moquaient du monde, politiciens et administratifs affirment à tour de rôle que l’assainissement doit commencer chez l’autre. Les premiers soutiennent que la réforme administrative passe avant tout et les deuxièmes que rien ne peut être fait si on n’épure pas d’abord les mœurs politiciennes, pour mettre fin au clientélisme, à l’emprise des politicards sur l’Administration... Ainsi le débat se fourvoie dans de faux problèmes de priorité, sans doute à dessein, et on se demande finalement à quoi sert le ministère de la Réforme administrative que l’on a créé, si ce n’est à aggraver les dépenses improductives et le déficit de l’Etat...

Cent millions de dollars

Autre statistique, plus pénible à avaler: en termes de dépenses improductives, la Deuxième République a dilapidé depuis sa création fin 89 plus de 100 millions de dollars pour des projets visant en principe à la remise sur rails de l’Administration. La majeure partie de ce pactole a rempli les caisses de firmes étrangères spécialisées, auxquelles on a commandé des audits, des études de réorganisation, rapports dont les milliers de pages dorment pieusement dans les tiroirs des pouvoirs politiques. Sous prétexte que «le plus souvent ces études ne sont que des réflexions théoriques sans lien avec la réalité du pays, de recommandations inapplicables». Alors, pourquoi les avoir commandées, on se le demande...
Et puis qu’en est-il des travaux préparatoires effectués jadis par les ministres qui se sont succédé à la réforme, Khatchig Babikian, Zaher el-Khatib et Anwar el-Khalil? Leur successeur, Béchara Merhej affirme que leurs travaux sont globalement bons, et doivent être exhumés pour qu’on s’en inspire au sujet de certains points. Là aussi, on se demande ce que l’on attend. Pour sa propre part l’actuel ministre estime qu’il faut remonter le puzzle de l’organigramme administratif tout entier, chambarder toutes les échelles, tous les grades, pour moderniser l’Administration et la doter de programmes de travail détaillés, plans sur lesquels plancheraient des experts libanais et étrangers. M. Merhej soutient, un peu comme le député Marwan Hamadé, qu’il faut lier le progrès économique de tout fonctionnaire — entendre l’augmentation de son salaire — à son progrès professionnel et à sa rentabilité en termes de qualité, dans le cadre d’une réforme globale du système de fonctionnement visant à des services meilleurs rendus au public. Le ministre compte d’ailleurs proposer au Conseil des ministres de nouveaux organigrammes pour les départements ministériels, la classification étant établie en coopération avec le Conseil de la Fonction publique.
Cette instance a elle-même établi voici un mois un plan pour la lutte contre la corruption administrative qui vient d’être soumis au Conseil des ministres et s’articule autour des points suivants:
— Fixer des délais précis pour tout trajet de formalité, afin que le public sache exactement à quoi s’en tenir. Bien indiquer aux gens, dès le départ, quels documents ils doivent se procurer, pour leur éviter les pénibles va-et-vient si courants quand on s’adresse à l’Administration libanaise.
— Permuter périodiquement les fonctionnaires.
— Rendre obligatoire le cachet du directeur général sur tout formulaire.
— Etablir un système d’évaluation en qualité comme en quantité des prestations des fonctionnaires.
— Classifier différemment, en fonction notamment de leur difficulté technique, les différents postes publics.
— Parallèlement, établir une nouvelle échelle des salaires, des grades et des indemnités.
— Les supérieurs hiérarchiques doivent effectivement contrôler leurs subordonnés, sous peine d’assumer avec eux la responsabilité de toute faute commise et non sanctionnée ou corrigée.
— Appliquer la loi du 1/4/1954 sur l’enrichissement illicite en imposant à tout fonctionnaire une déclaration de patrimoine.
— Réunir le personnel d’une même administration en un seul siège.
— Installer un bureau de réclamations et de renseignements dans tout département traitant avec le public. Lancer des campagnes d’orientation et d’information dans les médias.
— Pourvoir aux postes vacants au sein de l’Inspection centrale.
— Multiplier les équipes de surveillance et de contrôle du travail dans les ministères dits des services.

E.K.
C’était à prévoir, et beaucoup l’avaient du reste prédit: le tohu-bohu de la vertueuse campagne anti-corruption que M. Nabih Berry a lancée par un soir de fièvre s’est éteint doucement, après l’intervention sédative des décideurs. Il n’en reste concrètement rien.Et c’est par pur idéalisme don quichottesque, sans se faire d’illusions, que certains s‘obstinent...