
© Justine Latour
L’Élu de Catherine Perreault, Philippe Rey, 2025, 176 p.
L’Élu est adressé à quelqu’un qui est dans l’incapacité de répondre. Tu, c’est ce personnage insaisissable, et qui pourtant existe avec intensité silencieuse. Tu, c’est l’autre, tout à la fois indéfectible et précaire, et qui, dans la parole courante, gagne sa présence dans l’interlocution. Dans l’écriture, dans le texte écrit, Tu devient en fait celle ou celui dont Je parle, mais dans ce roman, la parole est un leurre, un artefact de présence, une existence à peine labile. Ce Tu ne parle pas. De surcroît, quand ce Tu est l’enfant d’un Je qui est sa mère, l’altérité est relative, sans doute la co-présence de la mère et de l’enfant est souvent considérée d’une radicalité fusionnelle, bien souvent opaque aux autres. Du moins, c’est ce qu’affirme le sens commun.
Cependant, ce Tu n’est pas un enfant qui accepte les marques habituelles de la dévotion maternelle. Cet enfant, prénommé Éli, ne se laisse pas approcher, nettoyer, habiller, câliner déjà par sa mère. Éli est un enfant autiste, et qui ne parle pas. On ne perd pas non plus de vue qu’il s’agit là d’un texte de statut hybride : un roman dont l’histoire est adossée à la vie même de l’écrivaine, Catherine Perreault, ce qui le rend particulièrement troublant. Le dédicataire en est ce fils, avec qui il est si délicat de communiquer. Ce pourrait être un roman-exorcisme. On considère ici que c’est un premier roman qui témoigne d’abord de la maîtrise de l’écriture littéraire, qui fait accéder ses lecteurs au firmament de la mémoire : c’est une chose de raconter une histoire touchante et d’émouvoir son auditoire, c’en est une autre d’écrire un livre dans et par lequel on se penche dangereusement sur ses propres failles, et sur les mécomptes, les désillusions, et les espérances déçues de la maternité. « On fait comment pour vivre dans un tourment perpétuel, sans solution ? » La question semble naïve, en fait elle touche à l’existence de la narratrice, toute entière tournée vers les soins apportés au fils.
Éli se frappe, se mutile, arrache ses cheveux, se mord jusqu’au sang, quand l’anxiété s’empare de son esprit. Il s’en prend à sa mère dans des crises d’angoisse d’une férocité inouïe, contre lesquelles les médecins ne disposent que de drogues assommantes. En face de cette déraison ritualisée quotidiennement qui remet en question les catégories par lesquelles la pensée tente d’exercer un peu de raison, justement, cette mère perd ses repères : travail, dignité, raison de vivre. Elle est toute à cette déprise qui rend l’expérience intérieure à la fois nécessaire et cruelle, mais qui permet de renforcer le lien avec l’esprit de cet être exceptionnel au prénom de prophète, à la fois porteur des menaces du divin et de l’annonce d’une fin possible de l’histoire, et elle tient cette corde, fermement. « Être ta mère, c’est (…) être convaincue que t’aimer autant est la seule avenue possible. »
À l’âge de treize ans, Éli est placé dans un centre spécialisé où tout est moche, et semble contrevenir aux efforts jusque-là menés pour apaiser son existence, autant que possible. Elle est désabusée : « Nous laissons les gens souffrir, et parfois mourir, dans la laideur et l’étiolement. » Elle n’entend plus les paroles de commisération et raille les approches que tentent les autres vers elle : « C’est facile de philosopher sur le sort des autres quand la mer est calme par chez vous. » Le lecteur qui la plaindrait intérieurement est prévenu. Elle désire la mort, se détache d’elle-même, par l’alcool et des aventures sexuelles déplaisantes. Elle est devenue ce qu’elle appelle une mère incomplète, elle est devenue autre à elle-même, « au centre d’une vie que je n’ai pas choisie et qui ne me convient pas ».
C’est par là, finalement, qu’elle accède à une seconde naissance, parce qu’elle a une illumination : « Nous meurtrir volontairement ne fonctionne pas, Éli. Il n’y a pas de souffrance plus grande que la nôtre. » Ce n’est pas exagéré. Les moments de tendresse sont rares, tant les précautions prises pour apaiser Éli se répètent comme litanies, et si rares sont les moments d’expression de sa tendresse, comme lorsqu’il guide la main de sa mère vers ses cheveux, ou bien quand, malgré la pauvreté et la rareté de ses mots, il « laisse glisser entre ses lèvres ce poème qu’elle n’attendait plus sans pour autant cesser de l’espérer : -Maman ».
Et puis, un jour, il a dix-sept ans, et une soignante le rend heureux, Marie-Soleil. Elle aperçoit le rire illuminer son visage. Grâce à une amie, elle parvient à « atterrir » dans son propre corps, retrouve son travail, part en voyage en Espagne. Toute l’écriture alors se rassemble dans cette perspective de la distance nécessaire pour exercer un amour intense qui se détache de la (con)fusion initiale, et accepte la naissance, c’est-à-dire la séparation, c’est-à-dire, encore, voir couler de soi « des centaines de rivières qui se rejoignent dans un torrent rapide et brutal d’amour qui t’est destiné ». Le lecteur ne sort pas indemne de cette expérience intérieure.