Critiques littéraires

Adèle Yon : remplacer la peur de la folie par la colère

Adèle Yon : remplacer la peur de la folie par la colère

© Charlotte Krebs

Mon vrai nom est Elisabeth d’Adèle Yon, Éditions du sous-sol, 2025, 394 p.

Un livre étonnant a affolé les compteurs de la rentrée littéraire de janvier, suscitant un bouche-à-oreille élogieux, se plaçant parmi les meilleures ventes, avant de récolter plusieurs prix littéraires dont le Prix Essai France Télévision 2025, le premier Prix littéraire du Nouvel Observateur et le Grand Prix des lectrices du magazine Elle. Tout cela alors qu’il est écrit par une autrice inconnue au bataillon, Adèle Yon. La jeune femme de trente et un ans, une normalienne devenue enseignante, écrivaine et cheffe de cuisine, a écrit là un ouvrage inclassable, tout à la fois enquête, récit de soi, road-trip et essai : Mon vrai nom est Elisabeth.

Adèle Yon raconte qu’elle s’est lancée dans l’écriture de cet ouvrage alors qu’elle craignait de devenir folle, à l’instar de son arrière-grand-mère Elisabeth dite Betsy, qu’elle n’a pas connue, mais qu’on a diagnostiquée schizophrène dans les années 50 et à propos de laquelle la famille, bourgeoise et catholique, a gardé un silence gêné. Yon écrit que sa peur s’est nourrie de son tempérament exalté et de la traversée d’une période difficile de sa propre vie, qui a eu pour conséquence que le fantôme de cette aïeule a commencé à la tourmenter et à nourrir sa méfiance envers elle-même. Mais dans la famille, toutes les femmes se sont inquiétées aussi et, comme par superstition, ont redouté, au gré des difficultés qu’elles traversaient, de sombrer à leur tour dans la démence. L’autrice décide donc d’interroger sa grand-mère, de lui demander qui s’est occupé d’elle quand elle était enfant, façon détournée de rentrer en matière  ; et elle finit par prononcer « ce nom qui ne se prononce pas », celui de Betsy. Ce sera son premier entretien, un premier pas dans son long parcours pour remonter le temps, comprendre le terrible enchaînement des faits et reconstituer ce qui a causé l’internement d’Elisabeth, le diagnostic de schizophrénie et les traitements qui lui ont été imposés, parmi lesquels celui si radical de la lobotomie.

L’ouvrage hybride fait suite à une thèse de doctorat et alterne des retranscriptions scrupuleuses d’entretiens menés avec les membres de la nombreuse famille, mais aussi avec des personnes qui ont exercé dans les établissements où Elisabeth a été soignée et/ou internée – médecins, archivistes, responsables de divers services –  ; la reproduction exhaustive de lettres écrites par Betsy ou à Betsy, et de documents administratifs et médicaux  ; des passages introspectifs où Adèle Yon se raconte sans complaisance avec un regard de chercheuse  ; et le récit de ses nombreux voyages pour aller à la rencontre de toutes les personnes qui ont croisé Elisabeth à différents moments de sa vie.

L’écriture est parfois clinique, par moments aussi rigoureuse qu’un procès-verbal, souvent d’une grande beauté dans ses passages plus intimes. L’ensemble, si atypique soit-il, se lit comme un polar tant on est happé par le personnage de Betsy et ému par les différentes histoires qui se racontent et qui disent les violences faites aux femmes, et la terrible pression sociale qu’elles subissent lorsqu’elles sortent du rang et veulent être libres. Mais cet ouvrage apporte aussi un regard documenté, précis et singulier sur le développement de la psychiatrie du XXe siècle, ses errements et ses dérives, un regard au plus près des pratiques, des mentalités, et des représentations.

Ce long travail, qui a eu différentes versions avant de trouver sa forme définitive, a permis à l’autrice de se départir de sa peur de la folie, et de la remplacer par la colère. « L’histoire de Betsy m’a mise hors de moi. Intensément et intégralement hors de moi. La colère est arrivée doucement, quelques jours par mois, puis quelques jours par semaine, puis elle s’est installée. La colère est ce que nous avons en partage, nous, les descendants de Betsy, ce qu’elle avait, elle, avant, ce qu’on lui a pris et qui vomit en nous », écrit-elle dans un passage d’une grande force.

Et plus loin : « Comprendre transforme la souffrance en colère, et la colère ne résout rien. Mais la colère a un pouvoir : elle éventre les paravents. Et les fait tomber, elle les brise, elle déchire le tissu avec le bois dont ils sont faits. (…) Et avant que la colère, la colère que nul ne m’a prise, ne se retire de ma plage intérieure, avant que la colère (…) ne déserte mes rochers, mes algues et mes galets, (…) je me mettrai à écrire. » Car derrière les paravents, il y aura toujours quelque chose à inventer.


Mon vrai nom est Elisabeth d’Adèle Yon, Éditions du sous-sol, 2025, 394 p.Un livre étonnant a affolé les compteurs de la rentrée littéraire de janvier, suscitant un bouche-à-oreille élogieux, se plaçant parmi les meilleures ventes, avant de récolter plusieurs prix littéraires dont le Prix Essai France Télévision 2025, le premier Prix littéraire du Nouvel Observateur et le Grand Prix des lectrices du magazine Elle. Tout cela alors qu’il est écrit par une autrice inconnue au bataillon, Adèle Yon. La jeune femme de trente et un ans, une normalienne devenue enseignante, écrivaine et cheffe de cuisine, a écrit là un ouvrage inclassable, tout à la fois enquête, récit de soi, road-trip et essai : Mon vrai nom est Elisabeth.Adèle Yon raconte qu’elle s’est lancée dans l’écriture de cet ouvrage alors qu’elle...
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