Avec l’arrivée tant attendue au Liban de l’ambassadeur américain en Turquie chargé actuellement du dossier syrien, Thomas Barrack, les responsables et les parties libanaises s’emploient à essayer de déchiffrer sa véritable mission. Celle-ci avait été en effet entourée de nombreuses rumeurs, renforcées par les développements importants sur la scène régionale.
C’est donc avec une certaine appréhension que Beyrouth accueille cet important visiteur, alors que les Libanais sont partagés en deux grandes tendances : la première qui considère que les États-Unis sont les véritables initiateurs de ce qui se passe actuellement, et la seconde qui estime au contraire qu’ils ne font que soutenir les Israéliens. Pour la première tendance, même si la visite avait été annoncée avant le déclenchement de la guerre entre les Iraniens et les Israéliens, celle-ci ne s’est pas produite par hasard.
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à suivre les déclarations du président américain Donald Trump lui-même qui, depuis le début, avait prévu et même donné son aval aux frappes israéliennes contre l’Iran, dans le cadre d’une grande décision d’aboutir à une solution stable et définitive de la crise qui secoue le Moyen-Orient depuis plus de 70 ans. Il s’agissait par conséquent de frapper radicalement ce qu’on appelle « l’axe de la résistance ». Cela passe forcément par la destruction des capacités militaires de l’Iran, et peut-être même par la chute du régime de la République islamique. Pour la seconde tendance, ce sont plutôt les Israéliens qui considèrent qu’il existe actuellement une chance rare de pouvoir atteindre cet objectif, et ils voudraient entraîner les États-Unis dans cette bataille décisive.
Quelle que soit la version retenue, la visite de Thomas Barrack ne peut pas être dissociée des derniers développements, et le contenu de ses discussions est forcément inspiré par eux. Selon les premières informations, en plus d’évoquer le dossier de l’application de l’accord de cessez-le-feu entre le Hezbollah et Israël et le sort de la Finul, Thomas Barrack aurait pressé les Libanais de rester à l’écart de la guerre entre les Israéliens et les Iraniens (comprendre : il ne faut pas laisser le Hezbollah y participer de quelque manière que ce soit) et d’accélérer du même coup le processus de monopole des armes par l’État.
Les responsables libanais qui auraient, selon des sources officielles, décidé d’adopter une position commune face à l’interlocuteur américain seraient affirmatifs sur la non-ingérence du Hezbollah dans le conflit régional en cours, mais ils réclament en même temps l’arrêt des agressions israéliennes contre le Liban. Ils rappellent en plus qu’aujourd’hui, le processus de désarmement du Hezbollah est ralenti par les derniers développements, surtout depuis que la remise des armes palestiniennes aux autorités libanaises, qui devait commencer lundi dernier, a pris un peu de retard. Les responsables libanais estiment dans ce contexte que la région vit actuellement en suspens et que, par conséquent, les cartes sont mélangées.
À ce niveau, ils estiment avoir une argumentation qui se tient, mais ce qui les inquiète beaucoup, c’est de savoir ce qu’a voulu dire Thomas Barrack dans ses allusions à l’accord Sykes-Picot. De fait, au moment où sa visite au Liban commençait à être annoncée, Barrack avait écrit le 25 mai sur le réseau X que l’accord Sykes-Picot conclu au début du siècle dernier (qui avait abouti au partage de l’influence dans la région entre les puissances coloniales de l’époque, la France et la Grande-Bretagne, selon une délimitation géographique précise) n’avait pas apporté la paix dans la région et qu’il devait être changé pour laisser la place à des ententes entre les forces en présence.
Pour le Liban, il ne peut pas s’agir d’une simple coïncidence, et ces allusions reflètent peut-être la pensée réelle du président Trump, dont Barrack fait partie des proches. Certains soulignent dans ce cadre une autre petite phrase du président américain dans laquelle il insiste sur le fait qu’il ne cherche pas un accord provisoire entre l’Iran et Israël, mais une solution durable. Ils y ajoutent aussi les annonces répétées du Premier ministre israélien sur sa détermination à « changer le Moyen-Orient ». Or, jusqu’à présent et à plus d’un an et demi du déclenchement de la guerre à Gaza, les Israéliens ne semblent envisager d’autre solution que ce qu’ils appellent l’exode volontaire des Palestiniens de cette zone. Au Liban, il semble aussi qu’ils veulent carrément empêcher les habitants de revenir chez eux dans la zone au sud du Litani, sous prétexte que l’infrastructure du Hezbollah n’y a pas été détruite, malgré les déclarations en ce sens des autorités libanaises. À ces éléments, certaines parties ajoutent encore la séquence dans laquelle Donald Trump a devant lui une carte d’Israël et tout en déclarant que celui-ci a une superficie réduite, il cherche à l’agrandir d’un trait de plume.
Ces appréhensions libanaises peuvent être considérées comme injustifiées, mais les responsables prennent en considération tous les scénarios, surtout dans ce tourbillon qui bouleverse toutes les données dans la région. Dans ce contexte, un ancien responsable estime que le fait de considérer que l’accord Sykes-Picot doit être revu ouvre la voie à tous les autres scénarios, et le Liban peut être directement concerné. S’il s’agit effectivement de trouver une solution durable pour la région, et si les Iraniens sont affaiblis, ainsi que tous leurs alliés, cela pourrait donner encore plus envie aux Israéliens d’agrandir leur superficie ou leur zone d’influence au détriment du Liban, des Palestiniens et peut-être de la Syrie. Le scénario au Liban pourrait donc être le suivant : sous prétexte de la lenteur du processus de désarmement du Hezbollah, et après avoir, selon leurs prévisions, pratiquement neutralisé les Iraniens et leurs alliés, les Israéliens pourraient lancer une large opération terrestre au sud du Liban et placer cette zone sous leur contrôle. À ce moment, la position du Liban sera probablement plus difficile dans les négociations.
Ce scénario est peut-être excessif et la portée de la déclaration de Thomas Barrack sur l’accord Sykes-Picot exagérée, mais dans la confusion générale qui règne actuellement, la vigilance doit être de mise, justement pour empêcher le pire.
Excellent article Mme Haddad
19 h 19, le 20 juin 2025