Le système carcéral libanais incarne l’échec d’un État à respecter les droits humains les plus élémentaires. Dans un contexte de crises économiques et politiques, les prisons du pays fonctionnent comme des espaces de punition pure, ignorant les principes fondamentaux du travail social, tels que la dignité, la réhabilitation et l’empowerment. Les cellules surpeuplées de Roumié ou de Tripoli, conçues pour une dizaine de détenus, en entassent jusqu’à trente, violant la théorie de Maslow sur les besoins physiologiques et sécuritaires. Sans accès à l’eau potable, à une nourriture saine ou à un espace minimal pour dormir, les détenus survivent dans un état de stress permanent, loin de toute possibilité de reconstruction personnelle.
La négligence envers la santé mentale des prisonniers illustre un mépris total pour le « trauma-informed care », une approche prônée par Judith Herman. Les détenus, souvent victimes de violences policières ou de tortures, sont abandonnés à leur détresse. Isolés au cachot lors de crises psychotiques ou privés de médicaments essentiels, ils développent des troubles post-traumatiques aggravés par l’indifférence du système. Un ancien gardien de la prison de Zahlé raconte : « On leur donne des sédatifs pour les faire taire, pas pour les soigner. »
Cette logique punitive, contraire à toute éthique du travail social, perpétue un cycle de souffrance et de récidive.
La détention provisoire, qui concerne près de 85 % des prisonniers, révèle l’écart entre la réalité libanaise et les théories de la justice réparatrice défendues par Howard Zehr. Des centaines de personnes, accusées de délits mineurs comme le vol de nourriture ou l’endettement, croupissent pendant des années sans jugement. Leur incarcération ne sert ni la réparation des préjudices ni la réinsertion sociale, mais alimente un sentiment d’injustice et de désespoir.
La corruption systémique aggrave ces inégalités. Les familles pauvres doivent soudoyer les gardiens pour offrir à leurs proches un minimum de dignité : un matelas, des médicaments ou une visite mensuelle. Cette économie parallèle, documentée par des ONG locales, creuse le fossé entre détenus riches et pauvres, violant le principe d’équité au cœur du travail social. Les plus vulnérables, souvent incarcérés pour des crimes de survie, subissent une double peine : celle de l’enfermement et celle de l’oubli.
Les théories structuralistes et écosystémiques mettent en lumière l’urgence d’une réforme globale. Les prisons libanaises ne sont pas isolées : elles reflètent les fractures d’une société où la pauvreté est criminalisée et où l’accès à la justice dépend de la richesse.
Le Liban se trouve à un carrefour : continuer à utiliser ses prisons comme des dépotoirs humains ou embrasser les principes du travail social pour transformer ces espaces en lieux de réhabilitation. Comme l’écrivait Jane Addams, « une société se juge à la façon dont elle traite ses prisonniers ». La réforme carcérale n’est pas une question technique, mais un impératif moral et le premier pas vers une justice véritablement humaine.
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