
D.R.
Docteure en philosophie, professeure universitaire et ingénieure pédagogique, Claude Saadé a déjà publié La Violence des systèmes politiques en 2021.
Dans son second livre, intitulé Démocratie en déroute et sous-titré L’Art de la déception, récemment paru dans la collection « Ouverture philosophique » chez L’Harmattan, elle met en opposition deux concepts : celui du philosophe slovène Slavoj Ẑiẑek et celui du chercheur américain Francis Fukuyama. Le premier voit dans la démocratie libérale une phase transitoire marquée par des contradictions internes et des crises répétées, alors que le second est résolument optimiste et présente la démocratie libérale comme le point culminant de l’évolution politique humaine, bien qu’il n’occulte pas les défis internes que la démocratie libérale est appelée à affronter…
En partant de cette étude comparative, Claude Saadé propose une analyse approfondie qui appelle à une prise de conscience collective face aux défis auxquels nos sociétés sont confrontées, notamment en matière de gouvernance et de démocratie, et, à travers une approche multidisciplinaire, questionne les mécanismes du pouvoir et les conséquences de leurs dérives. Un essai fort bien structuré, qui s’achève sur des propositions concrètes « pour un renouveau démocratique »…
L’Orient littéraire a interrogé l’autrice à propos de son édifiante démonstration.
Dans votre livre, vous vous penchez sur la problématique de la démocratie libérale. Pourquoi ce sujet aujourd’hui ?
Le triomphe de la démocratie comme garante de la justice semble fragilisé. Les citoyens votent de moins en moins, les partis traditionnels s’effondrent, les réseaux sociaux polarisent les débats, et les figures autoritaires séduisent là où les démocraties peinent à convaincre. Le doute s’est installé. Ce livre part d’un constat simple, mais troublant : la démocratie libérale est en déroute, non pas seulement à cause de ses ennemis extérieurs, mais aussi à cause de ses failles internes, de ses promesses non tenues, et de sa difficulté à se réinventer. Le but de cette réflexion n’est pas de céder au catastrophisme, mais d’analyser avec lucidité les défis qu’elle affronte.
Comment les discours idéologiques peuvent-ils masquer les contradictions des systèmes démocratiques qui proclament des idéaux comme l’égalité et la liberté sans les appliquer en réalité, tant sur le plan socio-économique que sur le plan politique ?
Les démocraties modernes se fondent sur des principes proclamés comme universels : la liberté, l’égalité, la souveraineté populaire. Ces idéaux sont inscrits dans des textes constitutionnels, des déclarations de droits, et sont censés guider l’action publique. Pourtant, dans la réalité sociale et politique, on observe des écarts profonds : sur le plan socio-économique, on voit des inégalités de richesse, d’accès à l’éducation, à la santé, au logement, qui persistent et parfois s’aggravent. De même, sur le plan politique, la représentativité est limitée, les élites se reproduisent, et les citoyens se sentent souvent dépossédés du pouvoir réel.
Ce décalage entre l’idéal proclamé et la réalité vécue est précisément ce que les discours idéologiques peuvent contribuer à masquer. Tocqueville observait déjà au XIXe siècle que la démocratie américaine proclamait l’égalité tout en acceptant l’esclavage. Aujourd’hui, l’écart entre discours démocratique et pratiques oligarchiques se manifeste par le poids des lobbies, la professionnalisation du pouvoir, ou encore l’éloignement des institutions européennes des citoyens.
Le communisme a montré ses limites. Si la véritable démocratie libérale est une illusion, quel système idéal faudrait-il préconiser ?
Nous savons que l’égalité sans liberté mène au despotisme et que la liberté sans égalité mène à l’oligarchie. Les deux pôles (liberté individuelle et justice sociale) sont nécessaires, mais aucun des deux systèmes n’a su les articuler de manière satisfaisante. L’idéal politique serait de chercher à réconcilier démocratie et justice sociale, liberté et communauté, pluralisme et égalité.
Quels critères permettent d’évaluer aujourd’hui une authentique démocratie libérale ?
Une démocratie libérale authentique repose sur deux principes interdépendants. La souveraineté populaire (élections libres, pluralisme, alternance, représentativité) et les droits fondamentaux et l’État de droit : séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, libertés publiques garanties (presse, expression, religion, association…). Dès que l’un de ces piliers est gravement affaibli ou vidé de sa substance, la démocratie libérale entre en crise ou se transforme en régime hybride.
Finalement, une démocratie libérale ne se juge pas à ses discours, mais à ses institutions effectives, à l’universalité de ses droits et à l’égalité réelle de ses citoyens. Nombre de régimes conservent les apparences démocratiques tout en glissant vers l’illibéralisme, voire l’autoritarisme. La vigilance critique est une exigence permanente en démocratie.
Démocratie en déroute. L’Art de la déception de Claude Saadé, L’Harmattan, 2025, 306 p.