
D.R.
Elias Sanbar, proche ami et passeur exigeant de l’œuvre de l’emblématique poète palestinien, propose une nouvelle anthologie de Mahmoud Darwich intitulée Et la terre se transmet comme la langue. Cet ouvrage essentiel s’égrène au fil de neuf poèmes. Issus de temporalités différentes, ces poèmes se tiennent par la main avec harmonie : trois d’entre eux ont été écrits deux ans avant la mort de Darwich (« Maintenant. Ici… et maintenant », « Dans la gare d’un train tombé des cartes », « Le lanceur de dés »), trois autres sont plus anciens et ont été composés entre 1984 et 1992 (« C’est une chanson », « Et la terre se transmet comme la langue », « Nous choisirons Sophocle »), et les trois derniers datent du début des années 2000 (« Comme le tatouage d’une main dans la Mu‘allaqa du poète antéislamique », « Muhammad », « Ils n’ont pas demandé : qu’y a -t-il au-delà de la mort ? »).
Cette anthologie a le rayonnement de la sagesse et de la tranquillité. Confidentielle, elle condense l’essence de la maturité poétique dont Darwich fait preuve dès les débuts de son œuvre poétique et diffuse l’aura philosophique de ses poèmes. Et la terre se transmet comme la langue sacre également la maturité et le travail minutieux d’Elias Sanbar qui livre là un bouquet intense et minimaliste de poésie allant droit à l’essentiel.
Mahmoud Darwich a développé dans son écriture une réflexion ouverte aux événements de la vie et de l’Histoire. Sa pensée a cheminé au cours de maintes épreuves, nourrie des dimensions de l’altérité. Cette réflexion a également su progressivement déjouer les frontières entre politique et poétique, sans les réduire l’un à l’autre ou les dénier. L’intime et le collectif s’intriquent dans ses vers en une singularité magnifiée par son éthique inébranlable à l’égard de sa condition historico-affective.
« Martyrs vous aviez raison ; La maison est plus belle que le chemin de la maison en dépit de la trahison des fleurs. Mais les fenêtres ne s’ouvrent pas sur le ciel du cœur et l’exil est l’exil. Ici et là-bas. Jamais en vain nous ne fûmes exilés, jamais nos exils ne furent vains. / Et la terre / se transmet / comme la langue (…) Voilà que nous sommes nous-mêmes, qui donc nous changera ? / Nous rentrons et ne rentrons pas / et nous marchons en nous-mêmes. Advienne un jour sans mort, / Une nuit sans rêve et nous atteignons le port de la rose dernière. / Comme s’ils étaient rentrés ».
Et la terre se transmet comme la langue est un recueil méditatif. La langue s’y déroule limpide et sobre, qu’elle se déploie en vers épiques, lyriques ou en prose épurée. Violence et tragédie y sont dites dans la dignité et l’apaisement. Libérée de la temporalité historique, puisqu’hier et aujourd’hui coulent d’une même plaie continuellement ouverte, la poésie de Mahmoud Darwich décrit l’absurdité et le non-sens des repères spatio-temporels d’une patrie qui existe et n’existe pas.
« Mon aile était petite pour le vent cette année-là… / Je croyais que le lieu portait le nom / des mamans et du parfum de la sauge. Personne / ne m’avait dit que ce lieu s’appelait patrie, / qu’au-delà de la patrie il y avait des frontières / et derrière les frontières un autre lieu à nous destiné / nommé dispersion et exil / Je n’avais pas encore besoin de l’identité, / Mais Ceux-là qui étaient venus / sur les chars ont enlevé le lieu, furtivement, / dans leurs camions. / Le lieu c’est les sentiments ».
Lire cette anthologie en 2025 sème le doute dans un climat d’étrangeté familière : le poème publié en 1984 n’a-t-il pas été plutôt écrit en 2024 ? Ou est-ce le poème tracé en 2009 qui sera vraiment écrit en 2026 ? Dans cette subversion de l’espace et du temps, renforcée par l’actualité politique, le poète déjoue encore les symboliques de l’annihilation dans une dynamique de création et de rêve.
« Ils t’attirent. Attends-les hors du sens et ne salue personne / (…) Ils t’attirent, attends-les en dehors des choses. Sois une ombre. (…) Ils ont extrait de moi mes pas et m’ont demandé de marcher vers la prière des absents / J’ai embrasé mon prodige et j’ai marché, ils m’ont assiégé, assiégé et assiégé / (…) Je me suis immobilisé. Ils ont dit : ‘‘Ne t’arrête point.’’ À nouveau j’ai marché et ils ont dit : ‘‘N’avance plus’’ / (…) Je suis celui qui a vu ce qui ne se voit. C’est une chanson / Rien ne la concerne que sa cadence, vent qui ne souffle que pour soi. C’est une chanson (…) ».
« Le lieu enlevé » devient énigme aux confins du souvenir et de l’oubli. Mahmoud Darwich va à la rencontre de cette énigme par le poème et le rêve. La Palestine se noue à la permanence, en dépit de l’impossible, tant elle parle et reçoit la parole dans la langue de Darwich, tant elle demeure lieu de l’amour et de l’attachement.
« Venus du lendemain à leur présent, ils savaient / la destinée des chansons dans leurs gorges, rêvaient / (…) rêvaient du printemps de leur obsession qui viendrait ou ne viendrait, savaient / ce qu’il advient lorsque le rêve naît du rêve / et qu’il sait qu’il ne faisait que rêver et savaient, rêvaient, rentraient, rêvaient, savaient, rentraient et rentraient et rêvaient, rêvaient (…) ».
Le poème « Et la terre se transmet comme la langue » a d’émouvantes résonances avec « Mon pays que voici » d’Anthony Phelps. Comment échapper à la haine, à l’oubli, au renoncement, à la violence, à la folie, car partout règne l’impasse du paradoxe ? La capacité de rêver s’avère salvatrice dans la poésie de Mahmoud Darwich. Rêver incarne la possibilité de continuer à exister véritablement et à transmettre la mémoire et l’espoir. Il devient alors possible de traverser l’impossibilité, de vaincre l’annihilation sans aller au combat, de défaire l’inexorable par l’intelligence de la pensée et de l’émotion. Par le rêve, le poète transfigure la tristesse sous les ailes de la mort, et chante l’amour de la vie.
Si le poète rappelle : « L’Histoire ne dit-elle pas que les récits des rois triomphants ? », sa poésie raconte les récits de celles et ceux que l’Histoire laisse dans l’ombre. Ses chants éclairent l’indicible au-delà de l’empêchement. Les poèmes sélectionnés dans cette anthologie portent un regard remarquable sur l’Histoire permettant de restituer cette dernière dans le territoire hors-champ du poème, territoire échappant par essence à toute occupation et à toute emprise. Le calme qui nimbe les poèmes de cet ouvrage ne signifie pas abandon ou renoncement. L’acceptation de ce qui est, le choix du rêve et du poème, ne sont pas capitulation mais une dimension extrême de la résistance.
« (…) Notre pays est d’être le nôtre, / et nous, le sien, / sa flore, ses oiseaux et ses choses inanimées / Notre pays, notre avènement, / nos aïeux, / nos petits-enfants / nos cœurs qui marchent sur le genêt ou les petits de la grouse. / Notre pays, feu et cendre ceinturé de lilas / Qu’il soit le nôtre / nous, le sien. / Notre pays, Eden / ou épreuve / Aux ennemis, nous enseignerons l’élevage des pigeons si nous y parvenons. L’après-midi à l’ombre de la tonnelle nous sommeillerons entourés de chats qui dorment dans la poudre de la lumière (…) ».
L’écriture de Mahmoud Darwich répare l’éclatement des repères du temps et du lieu, et détache la chaîne qui lie victime et bourreau, occupant et occupé, pour atteindre une dimension insoupçonnée de la liberté. Sa langue dénoue le silence et l’amnésie de tant de peuples à diverses époques, dans une écoute et une portée qui sont universelles. Dans ses poèmes, Darwich restitue la capacité de rêver à celles et ceux qui cultivent la protection de la mémoire, ainsi qu’à celles et ceux qui cherchent à en contrôler ou en étouffer les voix et les récits. Son empathie régule désespoir et haine. En gardant ainsi intact l’amour pour sa patrie, il garde intacte la patrie elle-même.
Et la terre se transmet comme la langue et autres poèmes de Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Actes Sud / BABEL, 2025, 208 p.