
L’historienne Sophie Bessis en janvier 2025. D.R.
Historienne et intellectuelle franco-tunisienne, Sophie Bessis est née en 1947, à Tunis, dans une famille communiste juive tunisienne. Dans son dernier essai La Civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025), elle déconstruit dans le détail le terme de « judéo-chrétien » devenu, dans les années 1980, un mantra du discours politique occidental dominant, visant à délester l’Europe du poids de son histoire en matière d’antisémitisme et à intégrer Israël en Occident dans un esprit d’opposition au monde arabo-musulman.
Pourquoi employez-vous le terme d’« imposture » pour qualifier le concept de « civilisation judéo-chrétienne » ?
Tel qu’il est utilisé aujourd’hui dans le langage politique, ce binôme n’a pas de contenu. Jusque dans les années 1980, ce terme est demeuré un attribut des études savantes, dans la mesure où le christianisme est issu du judaïsme. Ce qui fait imposture, c’est que la civilisation judéo-chrétienne est devenue une formule totalement hégémonique dans le langage politique occidental, l’autre nom de sa civilisation. J’aurais également pu employer le terme de supercherie. La façon dont cette formule est employée n’a pas d’objectif autre que politique : elle sert à occulter d’une part, et à exclure de l’autre. Si les Occidentaux sont « judéo-chrétiens », ils ne peuvent pas être antisémites. Cela permet ainsi de jeter un voile sur deux millénaires d’antijudaïsme chrétien, puis d’antisémitisme moderne en Occident, qui a atteint son paroxysme lors du génocide perpétré par les nazis, avec la complicité active ou l’indifférence des États et d’une partie de leur population.
Sur cette occultation se greffe une exclusion : il y a en effet trois religions révélées, et non deux. Chronologiquement, d’abord le judaïsme, puis le christianisme et enfin l’islam. Et ce dernier se réclame sans aucune ambiguïté de la tradition abrahamique. L’usage du terme « judéo-chrétien » permet donc de rejeter l’islam en dehors du continuum de la révélation monothéiste. Il en devient le tiers exclu. C’est un non-sens. Certes, l’histoire des liens entre chrétienté et monde arabo-musulman a été façonnée par les conflits, mais pas seulement. En outre, ces conflits ont pris place à l’intérieur d’un même régime de vérité, celui de la croyance dans le Dieu unique.
La troisième utilité de cette supercherie est qu’elle permet de dédouaner la culpabilité européenne vis-à-vis du génocide nazi en intégrant les juifs à l’Occident à travers Israël. Israël est implanté au cœur géographique et symbolique du Moyen-Orient, mais fait partie de l’Occident dans le langage « judéo-chrétien ». Et on en a pour preuve aujourd’hui que le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, emploie cette formule à tout bout de champ.
Vous expliquez d’ailleurs qu’il y a une forme de renversement. Pendant très longtemps, le « juif » a représenté la part orientale de l’Occident, et aujourd’hui, il est devenu le symbole de l’Occident en Orient …
C’est cela. Historiquement, l’image du juif, aussi bien dans la littérature que dans l’iconographie européennes, est celle d’un Oriental. Le ghetto juif a été vu comme un morceau d’Orient en Europe. Puis, à partir des Lumières – la France ayant été le premier pays à accorder aux juifs des droits civiques en Europe –, les juifs sont non seulement devenus des Européens, mais ont puissamment contribué à la formation de la modernité européenne du XIXe siècle et de la première partie du XXe siècle. Même si, dans les milieux antisémites, on a continué de les renvoyer à l’Orient.
L’État d’Israël a été créé par des juifs européens, le sionisme étant lui-même une des modalités de l’émergence des nationalismes européens. Et par un renversement historique étonnant, aujourd’hui, l’Israélien est devenu l’Occidental au cœur de l’Orient.
Mais une grande partie de la population juive israélienne est à présent originaire du monde arabe. Or concernant cette histoire-ci, deux récits s’opposent aujourd’hui. L’un cherche à fondre l’histoire juive arabe dans l’histoire juive européenne et à la réduire à une succession d’horreurs. L’autre est souvent enfermé dans l’idéalisation d’un passé partagé qui aurait été du jour au lendemain détruit par le colonialisme et le sionisme…
Lorsque les juifs orientaux sont arrivés en Israël, ils ont été accueillis de la pire des manières. Pour les Ashkénazes, fondateurs de l’État, profondément européens et influencés par l’idéologie coloniale dominante au XIXe siècle, il fallait européaniser les juifs du monde arabe pour, en quelque sorte, les civiliser. Dès leur arrivée, cela a été une permanence dans l’État d’Israël à partir de la fin des années 1940.
Le départ des juifs du monde arabe est dû à la complémentarité entre deux nationalismes. Le sionisme avait besoin d’eux pour contribuer à la consolidation de l’État d’Israël qui devait augmenter sa population, et surtout ses classes laborieuses. Or la majorité des juifs européens avaient été exterminés par le nazisme. Les seuls prolétaires juifs qui demeuraient à disposition étaient ceux d’Orient. De leur côté, les États arabes nouvellement indépendants ou dirigés par des partis nationalistes voulaient se débarrasser de « leurs » juifs. Ce qui définit le nationalisme, en effet, c’est le refus de l’altérité, y compris des altérités internes. Les juifs représentaient cette altérité interne, puisqu’ils étaient des nationaux considérés en partie comme des étrangers. D’une certaine manière, les nationalismes arabes ont eux aussi exploité ce binôme « judéo-chrétien », en renvoyant les juifs de leurs pays à un Occident qui n’avait pas grand-chose à voir avec leur réalité. Cela leur a en outre permis d’occulter la part juive de leur culture et de leur civilisation.
Pourtant, l’islam et le judaïsme sont beaucoup plus proches l’un de l’autre, sur le plan théologique entre autres, que du christianisme. Ce sont des monothéismes très exigeants. Le tawhid en islam est l’équivalent du tawhid dans le judaïsme. Il existe aussi une parenté des législations familiales. Et, bien sûr, une histoire de coexistence.
À ce sujet, je m’insurge contre deux récits antagonistes de l’histoire des juifs dans le monde musulman. Il y a d’abord un « roman noir » dans lequel certains historiens font de cette histoire un continuum ininterrompu de persécutions. C’est faux. Juridiquement, les juifs relevaient, comme les chrétiens, du statut de la dhimma, leur assurant protection moyennant paiement d’un impôt spécifique. À l’intérieur de ce cadre juridiquement inégalitaire, il y a eu des périodes sombres et des périodes lumineuses. Les discriminations n’induisent pas systématiquement la persécution. Les juifs n’étaient pas égaux, cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils étaient persécutés. Et s’il y a eu de graves épisodes de persécution, par exemple à l’époque almohade au Maghreb (XXIIe siècle) et jusqu’au XXe siècle, ils ont été bien moins nombreux et moins systématiques que dans l’Europe chrétienne.
Mais je récuse également le « roman rose » selon lequel tout se passait très bien avant la colonisation. L’histoire est une discipline dans laquelle il faut reconnaître la complexité du vécu des humains. La colonisation a accentué les fractures communautaires sans être responsable de tout. Si l’on se penche sur la colonisation française de l’Algérie, le décret Crémieux a certes compliqué les choses en accordant la nationalité française aux juifs d’Algérie, mais les clivages préexistaient à l’intervention coloniale.
Il existe aujourd’hui une alliance qui, au premier abord, pourrait paraître contre nature entre le gouvernement israélien et des extrêmes droites européennes aux racines antisémites. Comment l’expliquer ?
Nous observons l’expansion d’un phénomène qui existe depuis fort longtemps mais qui prend aujourd’hui des proportions considérables : le sionisme antisémite. Le Rassemblement national en France comme l’AfD en Allemagne ou encore la Hongrie de Viktor Orban… Tous ces mouvements ou régimes sont des soutiens inconditionnels de la politique israélienne, ce qui ne les empêche pas d’être antisémites. Car ce qui les unit à la politique israélienne, c’est une forme de néofascisme dérivant d’une conception fermée de l’appartenance nationale. Ils partagent avec l’extrême droite au pouvoir actuellement en Israël une conception organique de la nation fondée sur la terre et le sang. Nous assistons, sous nos yeux, au développement d’une internationale identitaire.
L’utilisation du terme « génocide » pour qualifier ce qui se passe à Gaza suscite beaucoup de réprobation, non pas sur la base d’une argumentation juridique mais à partir de l’argument selon lequel Israël ayant été pensé comme un refuge pour le peuple juif après des siècles de persécutions, il ne saurait être génocidaire. N’est-ce pas là une lecture essentialiste des « identités » ?
Je pense que ce type de soutien à Israël est en partie lié au besoin pour les Occidentaux de s’exonérer de leur culpabilité vis-à-vis des juifs. Or, pour que cela fonctionne, Israël doit être éternellement innocent. L’ampleur de ce qui se passe actuellement relève d’un séisme que les Occidentaux ne peuvent pas intégrer pour l’instant. Ils ne sont pas dans la contestation de faits, mais de principes : des juifs ne peuvent pas être génocidaires.
À ce stade de la réflexion, il faut poser une question, peut-être provocatrice. Les Israéliens sont-ils des juifs ? Le judaïsme, tel qu’il s’est développé depuis deux millénaires, a en effet créé une culture profondément diasporique. Les Israéliens que l’on dit juifs sont certes de religion juive. Il existe même un suprémacisme religieux juif qui s’appuie sur une lecture littéraliste de la Bible. Mais l’habitus nationaliste israélien est profondément étranger au vieil habitus juif diasporique. Historiquement, l’Israélien s’est construit contre ce dernier. Et cette fracture est en train de se creuser avec la politique menée aujourd’hui par le régime israélien, récusée par un nombre grandissant de juifs de par le monde.
Peu importe le bagage de madame Bessis, c'est une très belle entrevue qui mène à réfléchir. Merci!
19 h 06, le 19 juin 2025