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La naissance du Grand Liban : entre aspirations locales et ambition française

Le Grand Liban, situé au cœur du Moyen-Orient, a été proclamé en 1920 après la chute de l’Empire ottoman. Dès l’annonce de sa création, des oppositions ont émergé, certaines affirmant que le Grand Liban faisait en réalité partie intégrante soit de la Syrie naturelle, soit de la nation arabe. Pour appuyer ces contestations, certains opposants ont qualifié sa fondation de projet colonial servant les intérêts stratégiques français. Une question se pose dès lors : le Liban est-il le fruit de l’autodétermination ou des intérêts français ?

Avant sa proclamation, le territoire du Grand Liban faisait partie de l’Empire ottoman. Les habitants, bien que sujets de l’Empire, s’identifiaient d’abord par leur appartenance confessionnelle : les chrétiens soutenaient leurs Églises, les druzes jouissaient d’une autonomie féodale, les sunnites appuyaient le pouvoir ottoman, et les chiites, marginalisés, s’unissaient autour de leurs chefs religieux. Le système des millets offrait une autonomie relative aux communautés renforçant des identités fondées sur la foi et les traditions. Cette organisation confessionnelle a profondément marqué l’évolution sociale et politique du Liban, influençant durablement les dynamiques communautaires et la manière dont les différents groupes coexistent dans la société libanaise.

Depuis le XVIIe siècle, l’Émirat du Liban bénéficiait d’une autonomie relative. Sous Fakhreddine II et Bachir II, druzes et maronites coexistaient. La conversion de Bachir II au christianisme renforça l’aspiration maronite à une autonomie sous direction chrétienne. Cette ambition se concrétisa en 1840, lorsque le patriarche Youssef Hobeiche adressa au sultan ottoman une requête visant à confier le gouvernement du Liban et de l’Anti-Liban à un membre maronite de la famille Chéhab, assisté d’un conseil communal. Cette initiative est considérée comme la première revendication politique d’autonomie.

Par ailleurs, le rôle de la France comme protectrice des chrétiens d’Orient remonte à 1536, avec la signature des capitulations entre François Ier et Soliman le Magnifique. Son intervention directe au Mont-Liban prit tout son sens lors des conflits confessionnels entre 1841 et 1861. À l’issue de ces affrontements, la France, avec l’appui des grandes puissances européennes, imposa en 1861 la création de la Mutasarrifiya du Mont-Liban, un gouvernement autonome dirigé par un chrétien ottoman. Elle envoya également 6 000 soldats pour protéger les populations chrétiennes et rétablir l’ordre. Par la suite, elle tenta d’élargir les frontières de la Mutasarrifiya, mais se heurta à l’opposition de l’Empire ottoman et du Royaume-Uni. Cette intervention marque le début de l’implication directe et durable de la France dans les affaires de la Montagne libanaise. D’ailleurs, la carte géographique alors proposée par la France inspirera plus tard la délimitation des frontières du Grand Liban.

Sous la Mutasarrifiya, l’autonomie administrative – même partielle –, la cogestion communautaire et la protection internationale ont renforcé l’identité des minorités religieuses, les différenciant de leur entourage et nourrissant leur désir d’indépendance. La montée du nationalisme syrien et arabe, en réaction à la « turcification » imposée par le Comité union et progrès dès 1908, dans un contexte de montée des nationalismes à la fin du XIXe siècle, a exacerbé les tensions. Face au risque d’intégration dans une entité arabe plus vaste, ces minorités ont cherché à préserver leur spécificité en affirmant leur identité distincte.

L’éducation dans les régions qui allaient constituer le Grand Liban se distinguait par un niveau supérieur à celui de leur voisinage, favorisée par l’ouverture à l’Occident amorcée dès le XIIIe siècle avec la conversion des maronites au catholicisme. La création en 1584 de l’école maronite de Rome joua un rôle déterminant dans l’évolution de l’enseignement local. L’essor de l’éducation gratuite maronite au XVIIIe siècle, l’arrivée des missions étrangères et la fondation des universités de Beyrouth renforcèrent cette dynamique, contribuant à façonner une identité libanaise distincte et affirmée.

À la fin du XIXe siècle, l’idée d’un Liban indépendant commença à se dessiner, portée principalement par une majorité maronite, avec un soutien variable des autres communautés. Une part significative de la population sunnite, ainsi que certains membres d’autres confessions, y étaient opposés. Malgré ces divergences, le patriarche Hoayek, le Conseil administratif multiconfessionnel et la diaspora libanaise engagèrent des démarches diplomatiques pour défendre la cause d’un Liban indépendant lors du Congrès de la paix de Versailles.

La France soutint à plusieurs reprises la création de l’État libanais pendant la Première Guerre mondiale. Lors des discussions préparatoires à l’accord Sykes-Picot en 1915 avec les Britanniques, elle rejeta les propositions anglaises visant à intégrer le Liban dans l’État arabe projeté par ces accords, ou, à défaut, à y inclure la ville de Tripoli pour offrir un accès à la mer à cet État. La France refusa également de céder le sud du Liban jusqu’au fleuve Litani. En mars 1917, après une rencontre avec le chérif, François Georges-Picot confirma que le Liban serait exclu de l’État arabe, une décision acceptée par le chérif de La Mecque. Parallèlement, Georges Clemenceau réaffirma au patriarche maronite son soutien à la création d’un État libanais, bien que ses frontières demeuraient floues.

Pendant la guerre, la France, en position précaire face à la domination britannique au Levant, devait également faire face à l’hostilité des nationalistes syriens, qui redoutaient une colonisation française semblable à celle de l’Afrique du Nord. Priorisant la préservation de son influence dans une région où elle avait largement investi sous l’Empire ottoman, la France plaça alors ses objectifs stratégiques au-dessus des intérêts libanais. Lors de la conférence de Versailles, trois visions s’opposèrent : l’émir Fayçal défendait un royaume arabe uni, soutenu par les Anglais ; Chekri Ghanem, représentant le Comité central syrien, prônait une grande Syrie laïque sous protection française ; tandis que la délégation libanaise réclamait un Liban élargi. La France soutint simultanément les deux derniers projets, cherchant à maintenir ses options ouvertes. Cette ambivalence se concrétisa dans l’accord Clemenceau-Fayçal du 6 janvier 1920, qui envisageait une reconnaissance de l’indépendance syrienne, avec toutefois le maintien d’une influence française. Cependant, l’avenir du Liban demeurait incertain, soulignant la difficulté pour la France de concilier ses intérêts géostratégiques avec les aspirations libanaises.

L’hésitation de la France suscita des doutes parmi les partisans du Grand Liban. Le 20 mai 1919, le Conseil administratif publia une résolution proclamant, en tant que représentant légitime du peuple libanais, « l’indépendance politique et administrative du Liban dans ses frontières géographiques et historiques ». Cette déclaration irrita la France. En réponse, le Conseil décida d’envoyer une deuxième délégation, présidée par le patriarche Hoayek, afin de défendre les revendications libanaises. Quelques mois plus tard, une troisième délégation fut envoyée, avec le même objectif.

Le 8 mars 1920, le Congrès syrien proclama le Royaume arabe de Syrie sous la direction du roi Fayçal, affirmant l’indépendance de la Syrie englobant la Palestine et la Transjordanie, tout en accordant une autonomie au Mont-Liban dans les frontières de la Mutasarrifiya. Cette décision provoqua la colère de la France et du Royaume-Uni, qui revendiquaient leur légitimité à déterminer le destin de la région. En réponse, la France engagea le 24 juillet 1920 la bataille de Maysaloun, durant laquelle l’armée française écrasa les forces syriennes. Cette victoire permit à la France d’affirmer son autorité sur la Syrie et d’y imposer son contrôle, ouvrant ainsi la voie au mandat français sur la Syrie et le Liban et à la proclamation du Grand Liban le 1er septembre 1920.

Au Liban, les minorités religieuses, jusque-là ancrées dans une tradition de coexistence depuis le XVIIe siècle, finirent par revendiquer, à la fin du XIXe siècle, un État distinct. Ce projet se heurta aux ambitions françaises dans la région et à l’opposition des nationalistes syriens. La France, après avoir vaincu le nationalisme syrien, reconnut finalement l’intérêt stratégique de la création d’un État libanais, voyant dans les Libanais des alliés face à l’hostilité syrienne. D’ailleurs, le rapport de la mission King-Crane, mandatée par la Conférence de Versailles, souligna les divergences entre Libanais et Syriens quant au rôle de la France dans la région.

La création du Grand Liban résulte d’une interaction complexe entre volontés locales et intérêts étrangers, notamment français. Bien que les aspirations locales à l’autonomie aient été réelles, elles ont été confrontées à des oppositions internes et à des ambitions étrangères, notamment françaises. Ce processus n’a pas suivi une évolution linéaire, mais a été façonné par des tensions, des alliances et des intérêts stratégiques qui continuent de marquer le Liban contemporain.

Références :

Antoine Hokayem, al-Juzûr al-târikhiyya li-wilâdat Lubnân al-Kabîr.

Gérard Khoury, La France et l’Orient arabe.

Architecte D.P.L.G.

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Le Grand Liban, situé au cœur du Moyen-Orient, a été proclamé en 1920 après la chute de l’Empire ottoman. Dès l’annonce de sa création, des oppositions ont émergé, certaines affirmant que le Grand Liban faisait en réalité partie intégrante soit de la Syrie naturelle, soit de la nation arabe. Pour appuyer ces contestations, certains opposants ont qualifié sa fondation de projet colonial servant les intérêts stratégiques français. Une question se pose dès lors : le Liban est-il le fruit de l’autodétermination ou des intérêts français ?Avant sa proclamation, le territoire du Grand Liban faisait partie de l’Empire ottoman. Les habitants, bien que sujets de l’Empire, s’identifiaient d’abord par leur appartenance confessionnelle : les chrétiens soutenaient leurs Églises, les druzes jouissaient...
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