
Le poète-musicien français Fred Nevché a présenté son projet musical à la Grand Factory de Beyrouth. Photo Clara Busin
Depuis le monte-charge de la Grand Factory, l’ambiance tamisée, baignée de lumière rouge et portée par une musique crescendo, s’étale devant nos yeux. Fred Nevché finalise ses derniers réglages. Face à lui, Beyrouth scintille au crépuscule, tandis que les ruines du port renvoient des éclats rouillés. Appareil argentique à la main, il capture l’instant. Enthousiaste, souriant, habité d’une gaieté communicative, l’artiste savoure chaque seconde de ce premier séjour au Liban.
Si Fred Nevché a posé ses valises au pays du Cèdre pour présenter The Unreal Story of Lou Reed – un concept-album de poésie électronique rendant hommage à la légende du rock –, c’était avant tout pour créer.
La Quarantaine, vestiges d’une mémoire vive
En résidence à la Bibliothèque orientale aux côtés de la chercheuse Diala Lteif, il a entamé un travail de terrain autour du quartier de la Quarantaine, mêlant exploration urbaine, témoignages, archives, composition sonore et écriture.
« La Bibliothèque orientale voulait travailler avec Diala, l’Institut français avec moi. C’est un vrai mariage ! », sourit-il. Sévèrement touchée par la double explosion au port en 2020, la Quarantaine devient le cœur d’un projet mêlant recherche et création. « Diala fait presque de l’anthropologie urbaine. Et dans ce quartier, les traumatismes et les souffrances sont visibles sur les habitats », explique-t-il. Cette approche, Fred Nevché l’a déjà expérimentée : « J’aime et j’ai l’habitude de travailler sur des zones marginalisées, avec des artistes locaux et la population, comme en Bulgarie, entre 2020 et 2022. » Ensemble, le duo compose une œuvre hybride : « probablement un documentaire sonore, un spectacle vivant, ou peut-être un podcast en direct », envisage Fred. L’enjeu, pour lui, est de faire entendre la Quarantaine et non simplement la raconter : « Je veux donner la parole aux gens, transmettre ce qu’ils éprouvent, faire connaître ce lieu incroyable, meurtri mais vibrant. » Pensée pour Beyrouth Livres 2025, cette création pourrait être présentée dans un lieu propice à faire ressentir la Quarantaine. « Peut-être qu’elle sera finie, peut-être que ce ne sera qu’une étape… » confie-t-il.
Lou Reed, poésie et expérimentations
À la Grand Factory, Fred Nevché a présenté The Unreal Story of Lou Reed, une performance mêlant poésie et musique électronique. Un projet né d’une commande de Rozenn Le Bris, directrice du festival Le Goût des Autres, au Havre. « L’idée était d’écrire le journal intime de Lou Reed. J’ai demandé à French79 de travailler avec moi, ainsi qu’à six écrivains français. » Le résultat : une œuvre collective, immersive, à la croisée des genres. « Jouer le projet Lou Reed à la Grand Factory, en sachant que le premier concert de Lou Reed à New York s’est tenu à la Factory d’Andy Warhol… il y a là, à mes yeux, quelque chose de symbolique. Et c’est le premier concert que l’Institut français parvient à organiser ici ! »
Musicien, poète, performeur, Fred Nevché se définit comme un artisan de la poésie électronique, une approche artistique qu’il sculpte avec les mots, les machines et les territoires.
Marseille – Beyrouth, fragments d’une mémoire méditerranéenne
Originaire des quartiers-nord de Marseille, l’auteur-compositeur connaît intimement la complexité des territoires en marge et leurs paradoxes : « Je les ai fuis pour pouvoir avancer dans la vie et réaliser mes rêves », confie-t-il. Ce voyage au Liban résonne avec ses origines arméniennes et ravive en lui le souvenir d’un Marseille libre et brouillon : « Beyrouth me rappelle le Marseille désordonné de mon enfance, où tout était moins organisé, chacun faisait ce qu’il voulait. » « Beyrouth, c’est une histoire d’amour, une envie de venir depuis longtemps », avoue-t-il dans un accent marseillais chantant. Il aurait dû participer en 2023 au festival Beyrouth Livres, finalement annulé en raison de la guerre. Marqué par les contrastes saisissants de la capitale libanaise, il confie : « Certaines histoires sont bouleversantes… comme celle de la ligne verte. Comment vivre avec des gens qui ont tiré sur vous ? » Malgré toutes les problématiques, l’hospitalité reste ce qui le touche le plus : « Les gens ici sont incroyablement chaleureux. Ce n’est pas un cliché. On se sent vite chez soi. »
Prochaines créations, nouveaux défis
En attendant de le retrouver à l’édition 2025 de Beyrouth Livres, Fred Nevché prépare la réédition de Décibel, son premier recueil de poésie, initialement auto-édité en 2018, à paraître en juin. Par ailleurs, il travaille à une réécriture de Don Giovanni, commandée par le collectif bruxellois Meute pour le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence 2025 : « Un opéra où le monde prend conscience de la violence des hommes. Un Don Giovanni avec un futur désirable. » Côté musique, il sera à Lyon cet automne pour le festival Jarring Fest. Mais pour l’instant, c’est Beyrouth qui l’habite : « Ce pays frappe de plein fouet. Parfois, pour certaines créations, il faut du temps pour assimiler les éléments. » Et comme souvent chez Nevché, les projets ne s’arrêtent pas à la scène. Il prévoit de présenter la création beyrouthine à Marseille. Boucler la boucle entre deux ports, deux mondes en tension, deux villes phocéennes, marquées par les luttes et la beauté des marges.