
Deux couples de comédiens qui s’amusent sur scène autant que le public. Photo DR
Au terme d’une belle semaine de vacances à Barcelone, entre détente et shopping, Bob et Sara s’apprêtent à rentrer au bercail. Juste avant de boucler ses valises, le couple de Libanais moyens décide de s’offrir un dernier petit plaisir. Une activité que ce professeur de philosophie et sa femme, employée de banque, n’imaginent pas avoir l’opportunité d’expérimenter dans leur pays. Ils prennent donc contact via une plateforme spécialisée avec un couple de locaux prénommés Marcus et Maya. Évidemment rien ne se passera comme prévu…
Dès la scène d’ouverture de What happens bi Barcelona stays bi Barcelona (Ce qui se passe à Barcelone reste à Barcelone), le ton est donné. Bob, interprété par l’excellent Abdelrahim el-Awji, se prélasse en peignoir. D’emblée, son air indolent, sa façon de plier et déplier les jambes, de serrer frénétiquement sa ceinture tout en se vautrant dans son canapé, alors que sa femme (Farah Shaer) s’agite en le sommant de ranger ses affaires, augurent du registre comique de cette pièce au sujet...osé.

Car, vous l’aurez deviné rien qu’à son titre et à la mention « réservé aux plus de 18 ans », ce nouvel opus de Lucien Bourjeili aborde la thématique de l’échangisme conjugal. Un sujet provocant, jamais développé jusque-là sur scène au Liban, mais traité ici à la manière d’une comédie de boulevard.
Parodie libertine miroir de la société ?
Et l’on assiste évidemment à de petites séances épicées entre le couple de Libanais qui tente de se dévergonder et le pseudo couple d’Espagnols interprétés par Alice Ezzeddine (Maya) et Majd el-Masri (Marcus). Ce dernier, ayant parfaitement le physique de l’emploi, joue d’ailleurs à merveille son rôle de fantasme vivant pour femmes libidineuses dans quelques scènes bien troussées. L’ensemble reste cependant contenu sous le prisme d’une mécanique du rire bien rodée, drôle aux éclats par moments, sans jamais tomber dans le gras et le vulgaire. Et cela même si la proximité entre les comédiens et le public dans cette petite Salle Act du théâtre Monnot fait son petit effet de spectacle voyeuriste…
Portée par une écriture vive, de savoureux malentendus et des comédiens qui s’amusent autant que le public, What happens bi Barcelona stays bi Barcelona offre une cinquantaine de minutes d’une farce audacieuse, joyeusement divertissante. Largement servie par le cabotinage du mari, incarnation parfaite du conjoint dépassé par les désirs de sa femme et qui, bien que voulant paraître libéré, peine à accepter vraiment l’idée de braver les normes.
Sauf que sous cette légèreté assumée jaillit une ironie qui pose en filigrane une question : cette parodie libertine est-elle le miroir de notre société libanaise ?
Pour la psychologue Nayla Majdalani, il ne fait aucun doute que cette pièce « reflète une réalité expérimentée par un nombre croissant de couples libanais qui se rendent à Berlin, Paris, Barcelone ou ailleurs pour s’adonner à l’échangisme ou à d’autres pratiques dans le but de relancer/pimenter leur vie sexuelle. En revanche, même si ces pratiques sont de plus en plus courantes, et qu’elles témoignent d’une sorte de libération de la société, elles restent plus répandues chez les catégories sociales les plus aisées ».
« Une société qui ose tout questionner est une société en mouvement »
Et si derrière les rires se cachait une vraie réflexion sur le couple, le désir et la liberté ? « C’est en effet une facette que je voulais introduire sous le propos comique », confirme Lucien Bourjeily. « En choisissant cette thématique, je voulais explorer ce qui se cache derrière les conventions sociales. Au-delà de l’échangisme lui-même, il s’agit surtout d’une réflexion plus large sur la frontière entre la liberté personnelle et le conditionnement social, sur les relations humaines, la liberté et l’évolution des rapports conjugaux dans une société », indique l’auteur et metteur en scène de la pièce. Et de poursuivre sur sa lancée : « Lorsque les individus se soumettent aux conventions sociales sans les remettre en question, deviennent-ils plus susceptibles d’être contrôlés dans d’autres domaines de leur vie, y compris dans les affaires publiques ? C’est l’une des questions qui m’ont poussé à explorer ce thème, car je crois que tout peut être repensé : nos choix, nos rôles, nos relations, nos façons de vivre ensemble. Et cette forme de pensée critique peut, à une échelle plus large, nous permettre de repenser notre société, notre pays et même nos systèmes de gouvernance. Une société qui ose tout questionner est une société en mouvement, une société capable de se transformer. »
En d’autres termes, oser au théâtre revient à dire la vérité !
*Au Monnot, Salle Act, tous les soirs à 19h ; jusqu’au 18 mai. Billets en vente dans toutes les branches de la Librairie Antoine et en ligne sur antoineticketing.com