
Mario Vargas Llosa à Madrid, en novembre 2010. Pierre-Philippe Marcou/AFP
L’univers est au bout de sa plume. Et la vie a été pour lui une roue vertigineuse. À 89 ans, la disparition de Mario Vargas Llosa, emporté par une pneumonie, est une perte immense. Pour cet auteur péruvien hispanophone, naturalisé espagnol, amoureux de la France, de sa culture et de son rayonnement, voyageur infatigable, épris des femmes, fou de liberté et de justice, vivre et écrire étaient un même fiévreux combat, une même quête fébrile, une même source d’énergie.
Ses livres (peut-on les cerner dans un chiffre ? Cela serait presque hugolien ! Mais l’on peut facilement recenser plus de 70 opus !), entre romans, théâtre et essais, sans mentionner les virulents articles polémiques et politiques, attestent de son labeur titanesque. Ses deux mariages, avec sa tante Julia, sa cousine germaine Patricia, et une vie en couple avec Isabel Preysler, l’ex-épouse de Julio Iglesias, révèlent une vie amoureuse atypique. Son entrée triomphale au milieu des « Immortels » à l’Académie française, sans avoir jamais écrit une ligne dans la langue de Molière, tout cela est une houleuse réalité et non une fiction. Étonnant et décoiffant parcours, exceptionnel et éblouissant, qui laisse pantois et interpelle.
L’aventure humaine commence avec sa naissance à Arequipa, au Pérou, en 1936. Cet homme promis à une carrière littéraire hors norme et une vie aux rebondissements incroyables, sera un des derniers chefs de file des écrivains latino-américains au moment d’un boom au diapason du monde. Des prix prestigieux, et non des moindres, vont couronner son inspiration et son écriture : Prix Nobel de Littérature en 2010, Prix Cervantès, Prix Prince des Asturies, Prix André Malraux. Il sera nommé plus d’une quinzaine de fois Docteur Honoris Causa, aux quatre points cardinaux, entre autres aux universités d’Oxford, Cambridge, Yale, Boston, Florence, Turin, Berlin, Alicante, Sorbonne Nouvelle, Tokyo…
En passant du communisme au libéralisme, il aura la tentation du pouvoir mais échouera à son élection présidentielle péruvienne. Tant son désir de tout embrasser est grand, son statut de citoyen du monde, pour son lieu d’élection de son domicile, le ballotera entre Lima, Arequipa, Madrid, Paris, Londres…
Mais la grande affaire de sa vie, ce ne sera ni les histoires de cœur, ni la course aux honneurs et encore moins son militantisme politique, mais la page blanche et l’encre. Écrire, témoigner, défendre et analyser la condition humaine, surtout en Amérique latine, telle sera sa mission fondamentale. Pour une fiction qui est plus vraie que la réalité… Et des livres et des pages, il en noircira. Il n’aura rien à envier à Flaubert, entre Madame Bovary et Salammbô, qui l’avait hypnotisé et terrassé par la beauté de son style ainsi que ses sujets au réalisme clinique et tranchant.
Une œuvre ample, multiforme, prolifique, protéiforme et démultipliée grâce à l’immédiate traduction en diverses langues étrangères. Et ce n’est pas hasard, si grâce à son talent et à la qualité de son écriture, qu’il sera publié, de son vivant, dans la « Pléiade », maison d’édition majeure pour le prestige et la référence, synonyme déjà de consécration.
Parmi ses livres les plus connus et prisés : Le Temps du héros, Le Festin de la chèvre, Conversation dans la Cathédrale, Polomino Molero, La Ville et les Chiens, Le Paradis un peu plus loin… Un univers qui fleure l’Amérique latine, sa grandeur, sa misère, ses souffrances, ses histoires de sexe, sa violence, ses paysages, ses tabous, ses luttes, sa révolte, ses dictatures, son oppression, ses dérives, ses peurs, ses espoirs… Le théâtre, authentique éveilleur des consciences, aura aussi une place de choix pour dévoiler les mystères de l’Amérique latine, sa part d’ombre et de lumière. Les succès de La Chunga, ou Le Fou des balcons en sont un éloquent témoignage. Cinq films seront aussi inspirés de cette œuvre monumentale. On cite volontiers, tirée de sa propre biographie, la comédie dramatique hollywoodienne de La Tante Julia et le Scribouillard, signée par le réalisateur Jon Amiel avec Barbara Hershey et Keanu Reeves.
Tout remonte à cette enfance bénie mais difficile, surtout quand le jeune écrivain débarque à 23 ans à Paris et découvre Alexandre Dumas, Jules Verne, Victor Hugo, Albert Camus et Jean-Paul Sartre dont il s’éloignera bientôt idéologiquement pour se lier davantage à Jean-François Revel. Influence troublante pour un homme de lettres qui n’avait pas tout ce bouillon de culture à Lima l’austère, dans un milieu familial où son père exécrait la littérature et la considérait, pour un homme, comme une perdition.
Plongée totale dans les idées et les remous sociaux qui agitaient l’Amérique latine. Et cela avec la découverte, la modernisation et l’approche des auteurs qui ont révolutionné les manières de vivre, de penser et de narrer tels Borges, Octavio Paz, Fuentes, Cortázar… Un cercle se nouait, des affinités se dessinaient, les grandes lignes des pays hispanisants s’affirmaient dans leurs valeurs, leurs traditions, leur spécificité, leur prolétariat, leur dénivellation sociale, leur besoin et exigence d’indépendance et de reconnaissance. Et on jette un petit mot sur cette amitié avec Gabriel García Márquez, chaleureuse et cordiale, qui par une brusque brouille incompréhensible laisse place à une inimitié que nul n’a pu clairement élucider.
Symbole de la littérature et de la défense de la démocratie, Mario Vargas Llosa, écrivain racé et de race, a laissé un héritage indélébile. Une grande tristesse et un deuil incommensurable planent aujourd’hui non seulement sur le Pérou, Marbella où il séjournait souvent et l’Espagne, mais aussi sur toutes les républiques de lettres du monde.