
D.R.
On ne présente pas Sophie Bessis. Historienne spécialiste des relations Nord-Sud et de la condition des femmes en Afrique et dans le monde arabe, elle arpente depuis plus de vingt-cinq ans les terres difficiles d’une recherche exigeante qui n’évite jamais les sujets qui fâchent, et s’en empare au contraire avec une érudition pointue et un immense talent. Ancienne rédactrice en chef de Jeune Afrique et chercheuse à l’IRIS, elle est l’autrice de près d’une vingtaine d’ouvrages dont L’Occident et les Autres (2001) ou Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours (2022).
Dans sa dernière parution qui tient davantage du manifeste, mais s’appuie néanmoins sur de solides références, elle fustige la généralisation de la notion de « civilisation judéo-chrétienne » qui a envahi l’espace public. Elle se propose donc de déconstruire cette fausse vérité et de montrer comment elle justifie des dynamiques d’exclusion et des récits simplifiés. Le sionisme et l’État d’Israël se proclament aujourd’hui « bastion avancé de la civilisation judéo-chrétienne » face à « l’ennemi arabo-musulman ». Et cela justifie, on le sait si bien, le pire qui se déroule sous nos yeux et à nos portes. Retour sur cet essai incisif en compagnie d’une femme brillante.
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre aujourd’hui ? Quelles observations ou quel événement déclencheur vous ont-ils décidée à prendre la plume ?
Je l’ai fait parce que ce que j’appelle « une imposture » me poursuit depuis vingt-cinq ans. Dans L’Occident et les Autres, histoire d’une suprématie, paru en 2000, je consacre quelques pages à cette question. Et depuis, je me suis souvent dit – ou des amis me l’ont dit – qu’il fallait que j’approfondisse le sujet. Puis en septembre dernier, j’ai ressenti à quel point cette expression était devenue hégémonique. Dans la conjoncture actuelle, la seule lutte possible consiste en la déconstruction des fausses évidences. C’est donc mon combat à travers ce livre.
Dans Paroles pour une paix en terre de Palestine (Éditions Chèvre-feuille étoilée, 2024), un ouvrage collectif en solidarité avec Gaza et les Palestiniens, vous écrivez un texte bref qui se termine de façon désespérée, et vos derniers mots sont que vous n’écrirez plus, que vous l’avez fait pendant vingt-cinq ans et que ça n’a servi à rien…
J’ai écrit mon premier texte sur la Palestine après les massacres de Sabra et Chatila en 1982 et c’était dans Jeune Afrique. Lorsque j’étais étudiante à Paris dès 1967, je fréquentais les milieux de la gauche arabe dont le projet intellectuel était la déconstruction du roman national israélien, qui consiste à toujours présenter Israël comme une victime, y compris après la guerre dite des Six jours, dont Israël avait pris l’initiative tout en racontant que le pays avait été attaqué. Dans ce premier texte, j’emploie déjà le terme d’apartheid. Au fil des ans, je n’ai cessé de revenir vers ce projet initial de déconstruction des affirmations mensongères. Alors oui, après le 7 octobre, j’ai ressenti une telle impuissance que j’ai décidé de ne plus écrire. Mais écrire est la seule chose que je sais faire et aime faire, alors…
Le choix du titre et de la forme brève donne le sentiment que vous avez souhaité provoquer une réaction forte dans le public. Est-ce exact ?
Oui, c’est effectivement mon choix. Le sujet pouvait se prêter à une écriture plus longue, que j’ai beaucoup pratiquée. Mais ici la brièveté participe du côté coup-de-poing qui me semblait nécessaire. Je voulais dire : ça suffit ! L’expression « civilisation judéo-chrétienne » est devenue un mantra. Benjamin Netanyahou disait ça en Hongrie il y a deux jours. Michel Onfray reprend en boucle la théorie du choc des civilisations. Il y aurait des dizaines d’autres exemples. Tout cela m’a laissé penser qu’il y avait là quelque chose qu’il devenait urgent de déconstruire. Et le succès du livre me confirme que les gens ont besoin d’outils pour comprendre ce qui se passe. On vit une période de tels bouleversements que si on agit sans comprendre, on se contente de réagir, mais ça ne suffit pas et c’est même contre-productif parfois.
Quelles sont les premières réactions au livre dont vous avez connaissance ?
Les ventes se portent bien, il y a déjà eu deux retirages alors que le livre est paru il y a moins d’un mois. Beaucoup de demandes d’interviews et de réactions positives. Mais bien entendu, il y a aussi ceux qui prétendent que je dis n’importe quoi, que je suis antisémite, et comme cette affirmation est gênante puisque je suis juive, on affirme que je suis dans « la haine de soi ».
Vous évoquez un triple processus d’occultation, d’appropriation et d’exclusion, opéré par l’emploi de la notion de civilisation judéo-chrétienne. Pouvons-nous revenir là-dessus ?
Je me suis demandé pourquoi cette formule connaît un tel succès, et pourquoi elle est utilisée pour qualifier seulement l’Occident. Et je suis arrivée à plusieurs conclusions dont la première est qu’elle sert à cacher l’antisémitisme européen et occidental. Occidental parce que l’antisémitisme n’a pas été l’apanage des seuls Européens mais a existé aux USA également durant l’entre-deux guerres, quand l’émigration juive vers les États-Unis, qui faisait suite aux pogroms, a conduit à l’installation de plusieurs dizaines de milliers de Juifs outre-Atlantique. Pour ne citer que lui, Charles Lindbergh, le fameux aviateur, était un sympathisant du nazisme. Quant à l’Europe, elle a ainsi jeté le voile sur deux millénaires de haine anti-juive et sur la longue négation par l’Église catholique de sa filiation abrahamique. Car la première altérité contre laquelle s’est construite l’Europe chrétienne est l’altérité juive et le paroxysme antisémite du nazisme n’aurait pas été possible sans ces siècles de tradition anti-juive.
Donc occultation de l’antisémitisme par le truchement de cette notion. Qu’en est-il de l’appropriation et de l’exclusion ?
Le judaïsme est chronologiquement premier et c’est lui qui a formulé les fondements d’une moralité à vocation universelle (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre d’adultère ni d’idolâtrie…). L’Europe s’est approprié cet universel moral mais s’est empressée d’oublier que le monothéisme était né en Orient et a exclu de son état civil tout ce qui la rapprochait culturellement de l’Orient. Puis, au XIXe siècle, au début de son aventure coloniale, L’Europe a eu besoin d’inférioriser et de déshumaniser ceux qu’elle s’apprêtait à coloniser, ce qui lui permettait de justifier ses visées coloniales. Elle a donc développé un discours de rejet violent de l’Autre et le Juif en était la figure archétypale. Ernest Renan par exemple, immense érudit et grand arabisant, n’a néanmoins cessé de clamer l’infériorité des sémites par rapport aux aryens. Quant à l’islam, il a été rejeté dans l’altérité, car islam et christianisme sont deux religions qui ont des prétentions à l’universalité, s’adressant à tous les hommes sans distinction d’appartenance, ce qui les met en rivalité. Aujourd’hui, nous assistons au paroxysme de ce rejet total de l’islam. Les Européens veulent absolument oublier la proximité entre les deux rives de la Méditerranée et les Américains ont rejoint ce mouvement d’exclusion de l’islam après le traumatisme du 11 septembre. Il faut dire que l’islam y a mis du sien et a facilité le processus. Cette notion de civilisation judéo-chrétienne est aujourd’hui une arme aux mains des extrêmes-droites, reprise par Netanyahou avec la rhétorique du conflit de civilisation qui rejette l’ensemble des pays musulmans dans une altérité repoussante et effrayante.
Pourtant cette notion qui s’impose comme une évidence est relativement récente, puisque vous la datez du procès d’Adolf Eichmann en 1962. Elle va servir, dites-vous, à restaurer l’innocence perdue des Européens.
Certes, cette notion a des occurrences savantes très anciennes, puisque les apôtres sont qualifiés de judéo-chrétiens ; cela correspond à la période de flottement entre christianisme et judaïsme, et il a fallu un certain temps au premier avant de s’affranchir totalement du second. Ce qui est récent, c’est l’entrée de cette notion dans le langage courant et sa généralisation dans la doxa. Et pourtant, on le sait, musulmans et juifs sont beaucoup plus proches et ont beaucoup plus en commun que chrétiens et juifs.
Pour revenir au procès d’Eichmann, c’est à partir de ce moment-là que commence à se former la culpabilité ou à tout le moins, la conscience d’une responsabilité collective des Européens dans le génocide à l’encontre des Juifs : car l’Europe a soit participé activement au judéocide, soit laissé faire ; elle n’en sort pas indemne. Et elle va donc chercher à retrouver son innocence perdue à travers un double processus : le soutien à la création de l’État d’Israël, parce qu’il faut absolument un lieu sûr pour les victimes ; et la défense inconditionnelle de sa politique, quelles qu’en soient les dérives. Israël ayant été une victime, il serait éternellement innocent. Ainsi, l’innocence de l’Occident serait garantie par le caractère éternellement victimaire de l’État d’Israël. La confusion entretenue entre antisionisme et antisémitisme est une des façons de défendre ce caractère victimaire, indispensable pour maintenir l’innocence d’Israël.
L’adoption de la notion de civilisation judéo-chrétienne signe le retour du religieux dans la manière de définir le fait culturel. Quel incroyable retournement alors que c’est la laïcisation de l’Occident qui a fondé sa modernité !
À partir des Lumières, on assiste en effet à une profonde sécularisation de l’Europe occidentale alors que, malgré l’émergence de plusieurs penseurs arabes éclairés, cette sécularisation n’a pas eu lieu dans le monde arabo-musulman. Et l’adoption de la notion de civilisation judéo-chrétienne va permettre à l’Occident de s’approprier l’universel monothéiste, de rejeter l’islam dans l’altérité absolue et de lui désigner son territoire et sa spécificité. La littérature comme la pensée européenne de toutes les époques sont bourrées d’opinions stigmatisantes sur cette religion, considérée comme profondément étrangère à la culture et la spiritualité du continent. L’expansion, à partir des années 70, des versions les plus radicales de l’islam a apporté son précieux concours à ce phénomène d’exclusion.
Finalement, vous soulignez que l’Europe a essayé pendant des siècles d’oublier et d’occulter sa part orientale, et c’était déjà une des thématiques que vous aviez développées dans votre Lettre à Hannah Arendt, parue en 2021.
Oui, en effet. Hannah Arendt que j’admire beaucoup, pêche néanmoins par l’expression d’un sentiment de supériorité de cette européanité dont elle se réclame. Elle évoque le mandat britannique sur la Palestine comme une mission civilisatrice conçue pour des populations indigènes, oubliant que les premières formes d’État ont été inventées il y a des millénaires en Mésopotamie ou en Égypte. Donc elle participe aussi à cette occultation de la part orientale de la civilisation européenne. Mais Hannah Arendt est aussi une immense intellectuelle et j’aime infiniment la façon dont elle a défendu sa liberté contre toutes les injonctions.
La Civilisation judéo-chrétienne : anatomie d’une imposture de Sophie Bessis, Les Liens qui libèrent, 2025, 124 p.
Je vous écris d’une autre rive : lettre à Hannah Arendt de Sophie Bessis, Elyzad, 2021, 96 p.
"Et pourtant, on le sait, musulmans et juifs sont beaucoup plus proches et ont beaucoup plus en commun que chrétiens et juifs" Effectivement! J'ai entendu il y a quelques mois un Juif disant qu'il lui était absolument interdit d'entrer dans une église(probablement à cause des images et des statues...) mais que rien ne pouvait l'empêcher d'entrer dans une mosquée.
17 h 11, le 13 mai 2025