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Nos Lecteurs ont la Parole

Polyarchie débridée ou la gouvernabilité du Liban

Le journal Le Monde, à la lumière de l’expérience douloureuse et cumulée, n’a pas écrit que le Liban est ingouvernable, mais « c’est ainsi que le Liban est devenu (sic) un monstre ingouvernable » (30 novembre 2020) !

Les conditions de gouvernabilité du Liban se dégagent de la Constitution libanaise même, de l’expérience historique cumulée et du redressement, enfin, réalisé avec l’élection d’un président de la République véritablement « chef de l’État » (art. 49) et la formation d’un gouvernement « exécutoire » (ijrâ’iyya) d’après tout le chapitre IV de la Constitution, et non mini-Parlement.

Aucun régime constitutionnel dans le monde ne fonctionne avec régularité dans une situation d’occupation. Les pouvoirs d’occupation, directe ou par procuration, depuis l’accord du Caire de 1969 et ses séquelles, puis un accord du Caire revisité du 6 février 2006 et ses désastres, ont manipulé, avec le soutien de politicards et imposteurs internes, le pluralisme communautaire libanais avec, comme toujours, la bénédiction d’intellectuels sans expérience, d’idéologues de la modernité et de l’édification nationale, et même d’auteurs qui n’ont pas suivi, ou mal compris, des recherches comparatives internationales depuis surtout les années 1970. À la source, il y a une aliénation culturelle en ce qui concerne la gestion rationalisée du pluralisme religieux et culturel.

1. Pluralisme et polyarchie libanaise débridée : tout pluralisme culturel, au sens sociologique, est difficile à gérer, même dans la famille nucléaire harmonieuse. Dans la gestion constitutionnelle, le risque majeur est la polyarchie, avec la pluralité de centres de décision et la crise permanente de l’autorité de l’État qui, par essence, est celui qui tranche et non qui arrange ! C’est la raison qui explique pourquoi le régime constitutionnel libanais est ballotté entre « violence et stagnation » (François Bourricaud, Esquisse d’une théorie de l’autorité, Paris, Plon, 1961, 422 p., pp. 319-351 ; « Le modèle polyarchique et les conditions de sa survie », Revue française de science politique, XX, oct. 1960-5, pp. 893-923, et Jean-Claude Douence, Régime libanais et polyarchie, conférence à l’Association libanaise des sciences politiques, 16 juin 1971, 27 p. et résumé par A. Messarra in L’Orient-Le Jour, suppl. samedi, 26 juin 1971).

L’explication passe-partout, rabâchée et répétitive, par le « confessionnalisme », terme que Michel Chiha emploie entre guillemets (Politique intérieure, p. 79), est d’une superficialité écœurante. Elle ne règle pas le dilemme. Qu’est-ce qui règle le dilemme et rend le régime constitutionnel libanais, tel qu’il est, gouvernable ?

2. Conditions de gouvernabilité et présidentialisation au sommet : la Constitution de 1926 et les amendements de 1989 sont fort explicites. Ils sont cependant toujours manipulés ou mal compris par ceux qui se prétendent des constitutionnalistes. Ils sont le fruit même de l’expérience, surtout celle du mandat du président Fouad Chéhab et d’autres chefs d’État dans des conjonctures difficiles. Le régime constitutionnel libanais est parlementaire pluraliste et présidentialisé avec un président de la République, ce que nombre de maronites ne comprennent pas, « chef de l’État qui veille au respect de la Constitution » (art. 49) et avec la formation de gouvernements « exécutoires » (ijrâ’iyya) avec la « représentation des communautés » (art. 95) et non nécessairement de groupes parlementaires, de « ahjâm » et « husâs » (volumes et parts), suivant une démagogie propagée par des imposteurs depuis surtout 2016. L’imposture est propagée par des intellectuels sans expérience. Cela rappelle George Orwell qui écrit : « Il est des idées d’une telle absurdité que seuls les intellectuels peuvent y croire. »

Le chef libanais de l’État est un roi constitutionnel non héréditaire, garant de la suprématie du « Kitâb » (Constitution), suivant l’expression du président Fouad Chéhab. Quant au chef du gouvernement, il est, véritablement, chef de gouvernement qui gouverne, en conformité avec toute la genèse que nombre de constitutionnalistes ignorent du pacte de Taëf. Le chef du gouvernement est aussi qualifié de « président du Conseil des ministres, chef du gouvernement » (nouvel art. 64).

Pour contourner et manipuler ces exigences prérequises de gouvernabilité, les pouvoirs d’occupation et collaborateurs internes, avec la bénédiction d’intellectuels sans expérience et de constitutionnalistes perroquets, ont inventé la « troïka » (les trois présidents), moyen pour appliquer au Liban une hégémonie sectaire, doctrine développée par l’auteur israélien Sammy Smooha pour régler le dilemme de l’autorité, tout à fait en violation de l’article 65 de la Constitution. L’article 65 est le fruit d’un génie constitutionnel libanais à l’échelle mondiale parce qu’il évite à la fois l’abus de majorité et l’abus de minorité.

Nous avions consacré une étude sur la présidence du Parlement (1964-1972). Le président de la Chambre, qui est-il ? Dans l’abondante littérature sur la réforme politique au Liban, aucun passage n’est consacré à la présidence de l’Assemblée et à la conception qu’on se fait et qu’on doit se faire de cette institution (A. Messarra, La structure sociale au Parlement libanais, UL, 1977, pp. 243-274).

Le président du Parlement, en conformité avec toute la genèse du pacte de Taëf, est président du Parlement, d’un vrai Parlement chargé de la légifération et du contrôle du pouvoir, et non de la couverture de blocage, de stagnation et de violation du principe universel de séparation des pouvoirs.

3. Régler, enfin, la crise libanaise de l’autorité : quand j’avais publié une série de six articles dans L’Orient-Le Jour : « Le mandat du président Fouad Chéhab et la crise de l’autorité » (L’Orient-Le Jour, 18 juillet-2 août 1971), le grand Georges Naccache qui avait écrit Un nouveau style : le chéhabisme (Cénacle libanais, 15e année, n° 4, 1961) me convie à son bureau pour me reprocher d’abord d’avoir quitté la presse quotidienne après la fusion de L’Orient et Le Jour et apprécier une approche sur la crise de l’autorité, problème le plus souvent occulté ou noyé dans des considérations détournées et vaseuses.

La crise de l’autorité de l’État, permanente au Liban, est alimentée par des occupants, des imposteurs, et couverte par des intellectuels souvent de bonne foi. Tout système polyarchique débridé avec pluralité de centres de décision provoque des ballottements quasi permanents au Liban entre violence et stagnation ! Le Liban se trouve ballotté entre État minimal, État de dhimmitude généralisée et État chrysanthème où chacun arrache un pétale de la rose sans se soucier de l’harmonie de l’ensemble. Le problème de l’autorité (auctoritas), à la différence de pouvoir (potestas), est à la fois institutionnel et culturel. Les préconditions institutionnelles ne vont pas garantir la suprématie de la Constitution à défaut d’une acculturation de l’État et de la légitimité de l’entité libanaise dans la conscience collective grâce à un travail culturel, mémoriel et pédagogiques. C’est le sujet de notre ouvrage État et vivre-ensemble au Liban : culture, mémoire et pédagogie, chaire Unesco-USJ, 2023.

Antoine MESSARRA

Membre du Conseil

constitutionnel, 2009-2019

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Le journal Le Monde, à la lumière de l’expérience douloureuse et cumulée, n’a pas écrit que le Liban est ingouvernable, mais « c’est ainsi que le Liban est devenu (sic) un monstre ingouvernable » (30 novembre 2020) ! Les conditions de gouvernabilité du Liban se dégagent de la Constitution libanaise même, de l’expérience historique cumulée et du redressement, enfin, réalisé avec l’élection d’un président de la République véritablement « chef de l’État » (art. 49) et la formation d’un gouvernement « exécutoire » (ijrâ’iyya) d’après tout le chapitre IV de la Constitution, et non mini-Parlement. Aucun régime constitutionnel dans le monde ne fonctionne avec régularité dans une situation d’occupation. Les pouvoirs d’occupation, directe ou par procuration, depuis...
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