
« Le peuple, l’armée et la justice », peut-on lire devant les silos du port de Beyrouth, ravagé par la double explosion du 4 août 2020. Photo d’archives Matthieu Karam
Alors que le nouveau pouvoir politique affiche sa détermination à rétablir la justice et l’État de droit en œuvrant à la conduite à leur terme des enquêtes sur les dossiers sensibles tels que celui de la double explosion du 4 août 2020, les critiques, voire les mises en garde contre le juge d’instruction près la cour de justice Tarek Bitar, chargé de l’enquête, reprennent, dans le sillage d’entraves dressées depuis près de 5 ans par l’ancienne classe politico-judiciaire.
Le mufti jaafarite Ahmad Kabalan, proche du Hezbollah et du mouvement Amal dont deux députés sont mis en cause par le juge d’instruction, a ainsi averti jeudi contre les « calculs politiques et interférences internationales » dans les investigations du juge d’instruction, soulignant « le danger de l’arbitraire judiciaire et la politisation de la justice ». Il a, dans ce cadre, appelé à « une justice impartiale » plutôt qu’à « un règlement politique ». En juillet 2021, quelques mois après la prise en charge du dossier par Tarek Bitar en février de la même année, l’ancien chef du Hezbollah (assassiné par Israël en septembre dernier) avait rejeté « toute politisation de ce dossier », critiquant ainsi l’action du magistrat.
Dans son communiqué, le cheikh Kabalan a averti ce dernier contre « toute manœuvre malintentionnée qui plongerait le Liban dans un cauchemar aux conséquences catastrophiques ». Une menace à peine voilée, dont le timing intervient à la veille des auditions prévues vendredi des anciens directeurs de la Sécurité de l’État et de la Sûreté générale (SG) Tony Saliba et Abbas Ibrahim, tous deux mis en cause par le juge Bitar.
Plainte de Abbas Ibrahim ?
Selon plusieurs médias, Abbas Ibrahim aurait déposé jeudi une plainte judiciaire contre le juge. L’Orient-Le Jour a tenté sans succès d’entrer en contact avec M. Ibrahim, et n’a donc pu ni confirmer l’existence de cette plainte et sa nature ni identifier la juridiction qui en aurait été saisie. Si elle s’avère, cette action viserait à ôter au magistrat la mainmise sur le dossier, et ce dans le sillage de multiples recours initiés par les responsables politiques et sécuritaires visés dans l’enquête.
Or il semble improbable que le juge Bitar cède tant aux menaces qu’aux recours judiciaires. Depuis qu’il a pris en charge l’affaire, il n’a d’ailleurs jamais cédé, même quand le Hezbollah était à l’apogée de sa force. En effet, lorsqu’en septembre 2021, Wafic Safa, patron de la sécurité au sein du parti, avait fait irruption au Palais de justice, menaçant de le « déboulonner », le magistrat ne s’était pas laissé intimider. Ni lors des affrontements sanglants ayant eu lieu le mois suivant à Tayouné et Aïn el-Remmané, entre des sympathisants présumés des Forces libanaises et des miliciens du Hezbollah et d’Amal qui se sont introduits dans ce quartier en revenant du Palais de justice lors d’une manifestation anti-Bitar. Ces affrontements avaient fait sept morts et plus de 30 blessés.
Les recours en dessaisissement et les actions en responsabilité de l’État qui se sont abattus contre le juge d’instruction n’ont pas davantage fait fléchir le magistrat. Souvent jugés comme abusifs, nombre de ces recours ont été soumis à l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, alors que cette instance avait perdu son quorum depuis décembre 2022, restant à ce jour dans l’incapacité de les trancher.
Sa mainmise ôtée d’office, soit par le simple dépôt des plaintes au greffe de l’assemblée plénière, soit seulement par sa notification des recours en récusation, ne l’a pas empêché toutefois de peaufiner son dossier. Il lui fallait néanmoins compléter les données en sa possession, en les comparant à des résultats d’interrogatoires de personnes impliquées dans la catastrophe. Une démarche qu’il ne pouvait pas entreprendre, ses mains étant liées.
Face à cette obstruction, le juge Bitar s’est longtemps employé à rechercher des moyens légaux pour trouver une brèche. Le 23 janvier 2023, il a publié une étude fondée sur une jurisprudence de 1995, par laquelle de hauts juges faisant partie de l’assemblée plénière de la Cour de cassation de l’époque avaient jugé que les magistrats de la cour de justice ne peuvent faire l’objet de recours judiciaires. Il a en outre établi que sa mise à l’écart par une autorité judiciaire serait une atteinte à la séparation des pouvoirs, dans la mesure où elle empiéterait sur l’autorité administrative qui l’avait désigné, à savoir le ministre de la Justice et le Conseil supérieur de la magistrature.
Sur cette base, il avait alors engagé des poursuites contre plusieurs responsables, dont MM. Saliba et Ibrahim, et l’ex-chef du parquet de cassation Ghassan Oueidate. Celui-ci avait riposté avec virulence contre « une usurpation de pouvoir et une rébellion contre la justice », notamment en interdisant à la police judiciaire de coopérer avec lui et de signifier ainsi leur convocation aux personnes mises en cause.
Face à cette impasse que le nouveau procureur de cassation, Jamal Hajjar, n’avait pas encore débloquée en retirant l’interdiction de son prédécesseur, Tarek Bitar avait tenté une nouvelle fois de secouer les lignes. En janvier dernier, il avait en effet décidé de convoquer les prévenus en faisant appel à des huissiers civils. Par ce biais, il avait pu auditionner une quinzaine d’employés du port, de militaires, et des agents sécuritaires.
Le plus délicat
Restait la partie la plus délicate de son action : convoquer les hauts responsables sécuritaires et politiques mis en cause, ainsi que des magistrats, notamment Ghassan Oueidate. La décision prise le 10 mars par le juge Hajjar de lever l’interdiction faite à la police judiciaire de coopérer avec le juge Bitar a facilité les choses. Ce dernier a pu enfin notifier Tony Saliba et Abbas Ibrahim.
M. Saliba avait été initialement notifié pour une audience le 4 avril. Mais il ne s’était pas présenté, se trouvant hors du Liban. Assigné à comparaître ce vendredi, se présentera-t-il ?
Quant à M. Ibrahim, lui ou son avocat se présenterait pour notifier le juge d’instruction du recours qu’il aurait porté contre lui, à en croire les médias susmentionnés. Connu pour sa ténacité, Tarek Bitar ne devrait pas être freiné par ce recours, déterminé qu’il est à mener la procédure jusqu’à son terme, avec en ligne de mire le prononcé de l’acte d’accusation.
Safa et Kabalan,, on a été plus que patients envers mais à présent, vous devez dégager et disparaître.
16 h 53, le 11 avril 2025