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Nos Lecteurs ont la Parole

Ces dates de nos vies

Il s’appelait Tony, il venait de se fiancer. Il était de Bickfaya. À peine vingt-trois ans, mais il connaissait sa future fiancée depuis son adolescence.

Elle s’appelait Rabiha, elle avait dix-huit ans. Elle connaissait Tony comme tout le village le connaissait. Il était beau, intelligent, et puis il était la star de l’équipe de volleyball du village. Qui ne connaissait pas ce jeune premier ? Durant les vacances de Noël, lors de la grande réunion des deux familles, ils échangèrent des vœux, des promesses et des bagues de fiançailles, en se promettant de se marier en été. Ainsi, Tony décida de partir en Arabie saoudite pour exercer sa profession de comptable dans une société où son cousin travaillait déjà, afin de gagner de l’argent et être prêt pour leur mariage, qu’ils envisageaient de célébrer en août, juste après la fête de la Sainte Vierge.

Il s’appelait Zein, il avait peut-être vingt-trois ans. Il était la star de l’équipe de football à l’Université américaine de Beyrouth. Il venait de terminer ses études en génie civil. Il était brillant, plein de vie, et plein de rêves. Mais ce qui lui donnait cette inspiration et cette fougue de réussir financièrement dans la vie était Alia, sa fiancée. Ils s’étaient rencontrés sur les bancs de l’université. Ils étaient jeunes, ils formaient un beau couple. Les deux venaient de familles modestes de Beyrouth. Ils avaient tissé ensemble des rêves d’une vie meilleure. Pour cette raison, il opta de travailler à l’étranger, en Arabie saoudite, et de se marier avec Alia, peut-être en été, juste après le grand Eid d’al-Adha.

C’était Wadih, le cousin de Tony, qui insista pour le conduire à l’aéroport. Il avait un an de moins que lui. Ils étaient très proches l’un de l’autre. C’était même son cousin préféré, s’il osait le dire. Il était très ému que Tony parte en voyage. En le conduisant à l’aéroport, il aurait la chance de passer encore un peu de temps avec lui.

De l’autre côté, c’était Hamza, le frère aîné de Zein, qui voulut le conduire à l’aéroport, pensant qu’il aurait plus de temps pour donner quelques derniers conseils à son frère cadet.

Après de longues accolades pleines de larmes et des échanges de vœux de bonheur et de réussite, les deux, chacun de son côté, prirent le chemin de l’aéroport. L’un depuis le village de Bikfaya, et l’autre depuis Azarieh, dans le centre-ville de Beyrouth.

Et voilà que le destin en décida autrement. Ils ne parvinrent jamais à l’aéroport.

C’était le début de la guerre dite civile. La guerre qui symboliquement commença le 13 avril 1975, une date qui changea le destin de toute une nation.

Comment décrire cette folie de violence inimaginable, cette barbarie diabolique et inhumaine qui envahit un peuple pacifiste, et qui finit, comme vous le savez, par faire des centaines de milliers de pertes humaines, des dizaines de milliers de disparus, des centaines de milliers de déplacés, des pertes matérielles incommensurables et aussi la destruction de l’État.

Certains ont dit que cette guerre était le résultat direct de la présence des forces armées palestiniennes sur le territoire libanais, d’autres ont dit que c’était la guerre d’autres puissances dans notre pays, et certains ont blâmé Kissinger et son fameux plan de partition du Moyen-Orient. Peu importe les raisons, les acteurs et les perdants étaient les Libanais.

Aujourd’hui marque le cinquantième anniversaire de cette date fatidique.

Où en sommes-nous ? A-t-on appris les leçons ? A-t-on, une fois pour toutes, tourné la page et enterré la haine intercommunautaire ? Avons-nous compris qu’il faut respecter toutes nos communautés ? Avons-nous appris que les ingérences et les allégeances à des forces extérieures ne font qu’affaiblir et démolir notre nation ? Avons-nous appris que notre richesse est dans notre diversité, et que notre force réside dans notre unité ? Malheureusement non, car la triste réalité dans la rue, et les discours de haine de certains politiciens, sont très clairs. Cela me rappelle ce que Jean-Christophe Grangé a dit : « Qui sème la haine récolte la violence, la vengeance, la mort. »

Aujourd’hui, cette triste commémoration nous impose avant tout de nous incliner devant la mémoire de nos martyrs et de jurer de ne plus répéter cette tragédie.

Nous oublions parfois que nous sommes tous Libanais, tous les enfants de cette même patrie. Il faut, de toute urgence, faire allégeance à notre patrie. Faire allégeance, c’est aimer sa patrie, travailler à sa prospérité, et si nécessaire, être prêt à mourir pour elle. C’est le sermon de l’allégeance.

Le révérend père Sélim Abou, ancien recteur de l’Université Saint-

Joseph, dans son ouvrage Le Liban déraciné (1978), avait bien identifié le problème en mettant en lumière les conflits confessionnels, les interventions étrangères, la fragilité du pacte national libanais, et surtout l’incapacité des politiciens à construire un État viable.

Tony, tout comme Zein, avaient le droit de vivre comme moi, comme vous.

Aujourd’hui, l’indifférence envers de nombreuses questions existentielles nous rend complices du meurtre de ces deux innocents. Il faut dire non aux fautes du passé et savoir en tirer des leçons. Hier, c’était Tony ou Zein, demain cela pourrait être vous ou moi, ou nos enfants.

Bâtir un État fort, un État de droit, est la seule garantie pour préserver l’existence de notre pays, et cela passe avant tout par l’évitement des conflits confessionnels et par le blocage des interventions étrangères, qui ont un grand impact sur la stabilité du pays. Les pages de l’histoire l’ont montré à plusieurs reprises, et le prix à payer a toujours été celui du sang de nos innocents. Le choix est le nôtre.

Je termine par cette phrase de Montesquieu : « Je n’aime que ma patrie ; je ne crains que les dieux ; je n’espère que la vertu. »

Abou Dhabi

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Il s’appelait Tony, il venait de se fiancer. Il était de Bickfaya. À peine vingt-trois ans, mais il connaissait sa future fiancée depuis son adolescence.Elle s’appelait Rabiha, elle avait dix-huit ans. Elle connaissait Tony comme tout le village le connaissait. Il était beau, intelligent, et puis il était la star de l’équipe de volleyball du village. Qui ne connaissait pas ce jeune premier ? Durant les vacances de Noël, lors de la grande réunion des deux familles, ils échangèrent des vœux, des promesses et des bagues de fiançailles, en se promettant de se marier en été. Ainsi, Tony décida de partir en Arabie saoudite pour exercer sa profession de comptable dans une société où son cousin travaillait déjà, afin de gagner de l’argent et être prêt pour leur mariage, qu’ils envisageaient de célébrer en août,...
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