Dans quelques jours, le 13 avril 2025, nous allons commémorer le funeste déclenchement, depuis un demi-siècle, des multiples guerres du Liban, qui ne sont toujours pas terminées et qui semblent se renouveler d’elles-mêmes.
Un demi-siècle de violence, d’incertitude, d’espoirs déçus, de destins tragiques, d’attentes sans fin et de mensonges convenus et inéluctables. Mais également un demi-siècle de créativité, de résistance culturelle, de générosité, de chaleur humaine, de bravoure, de fraternité et de liberté. Un demi-siècle, c’est court dans la vie des peuples, mais c’est long dans la vie d’un homme, c’est l’équivalent approximatif de deux générations et de deux tiers d’une vie normale.
Et toujours cette question insoluble du choc des cultures. Une question qui a plus de cinq mille ans, depuis le passage de la préhistoire à l’histoire, lors de l’émergence des premières sociétés humaines organisées.
J’essaie en vain de reprendre le fil conducteur, de rétablir une continuité rationnelle dans le temps et l’espace, de dépasser le moment présent et l’immédiateté des émotions, qui se mélangent, se confondent et se télescopent. Mon corps s’est usé à force de sensations contradictoires et de doubles messages ambivalents. Je ne sais pas à quel moment le voyage touchera à sa fin et je parviendrai alors à une destination certaine et énigmatique, prévisible et inconnue. Les êtres humains arrivent et repartent les uns après les autres à travers des chronologies mystérieuses et des passages obligés.
Mon corps est mon seul outil, mon unique habitacle propre, mon premier moyen de transport. Mes sens sont mon tableau de bord, mais est-ce moi qui conduis ma vie ? Je suis plongé dans un monde que je ressens profondément mais dont j’ignore presque tout. Il me faut à chaque fois réinventer mon récit. La vie nous fragilise et nous démembre et la raison tente de nous articuler et de nous redresser, sauf face à la maladie et la mort qui nous échappent. Nous sommes des quêteurs d’absolu mais avec des moyens limités. Nous sommes les fugitifs du temps.
Il y a le temps du quotidien qu’on oublie vite et le temps des moments ultimes où les images se figent, s’enregistrent dans nos consciences et reviennent nous enchanter ou nous hanter. Le temps où l’être est nu, livré à la cruauté ou à la beauté du monde, en harmonie ou dépossédé de lui-même.
La guerre du Liban a été pour moi cette révélation brutale et dans cette course éperdue depuis un demi-siècle j’ai perdu mon souffle et me suis fragmenté. Dans quelques jours ce sera le 13 avril 2025 mais pour moi, c’est toujours le 13 avril 1975 et la ville est toujours morcelée et je suis toujours tétanisé, effrayé et fasciné, enfermé dans ma conscience d’enfant. Toutes les guerres se ressemblent, elles nous assassinent de l’intérieur et nous abrutissent ou nous maintiennent en vie artificiellement, dans le déni, l’absence et l’amnésie.
Toutes les larmes du monde ne peuvent libérer les images bloquées, car c’est une éternité emmurée, jusqu’à ce que le souffle s’envole et que le corps vaincu revienne à la terre.
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