Entretiens

Jean-Luc Marty : L’après-guerre est-elle vraiment permise ?

Jean-Luc Marty : L’après-guerre est-elle vraiment permise ?

D.R.

Il a été journaliste, rédacteur en chef du magazine Géo, musicien, il a enseigné le journalisme, et, voyageur, il est toujours habité par la ville des origines, Lorient, même s’il réside une partie de l’année dans un village côtier du Nordeste brésilien. Jean-Luc Marty y pêche à l’épervier. À 50 ans, il publie son premier roman, La Dépression des Açores, rapidement primé. D’autres romans ont suivi, souvent honorés eux aussi. Cette année, Un garçon d’après-guerre a reçu le prix Ouest.

Jean-Luc Marty, votre écriture littéraire découlerait-elle du métier de journaliste ?

Non, contrairement à ce que l’on pense. L’écriture pour moi procède de quelque chose de souterrain qui s’est manifesté lentement dans ma vie, et qui est de l’ordre de l’inattendu. Mon écriture provient, sans doute, de la conjonction d’éléments en apparence disparates et qui vont progressivement élaborer un texte.

Je voyage depuis longtemps et tiens depuis le début des carnets de voyages, remplis de notes sans ordre, dénuées de souci de forme, comme des relevés de l’instant vécu. Ainsi m’arrivent des images, souvent de port, sans doute des réminiscences de Lorient, cette ville reconstruite après la guerre, avec laquelle j’entretiens des rapports intimes. Je travaillais pour le magazine Géo, et parfois je levais la tête de mon travail assidu. Un port, un marin, une femme. Ils sont là, en moi, m’habitent, mais je ne sais pas quoi en faire. Et puis, un jour, me revient à la mémoire un souvenir de mes 15 ans : je suis en échec scolaire, on m’envoie en Angleterre faire des progrès en anglais, et une nuit, alors que j’attends un train, j’assiste à une scène banale, des éboueurs accomplissant leur tâche. Je prends un carnet, et je décris ce que je vois dans la rue, sur une page. Quand je rentre en France, je montre cette page à ma mère, enseignante de lettres, qui me dit relever quelque chose de l’écriture sartrienne. Quarante ans ont passé, et j’ai cette exigence qui surgit en moi, que je dois écrire avec l’accent qui était le mien quand j’ai écrit cette page. La Dépression des Açores est venu comme ça, avec ce ton-là.

Parallèlement, j’écris aussi des textes très courts, très ramassés, dans l’esthétique du « Nouveau Roman », à la manière des croquis de peintre, sur des objets simples. Qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je saisis ? De quoi est-ce la trace ? Ce serait comme une sorte de voyance, un dérèglement : quelque chose qui n’est pas forcément dans le champ du regard mais qui, à un moment donné, y entre. La description est pour moi une part essentielle du romanesque.

Il y a un dernier aspect, important. Voyager, c’est rencontrer des gens, les écouter. Cette oralité compte beaucoup. La voix incarne. Et enfin, depuis très jeune, je lis de la poésie. C’est ainsi que ça a commencé. Vous voyez, ce n’est pas le journalisme qui m’a amené à l’écriture, mais une démarche intérieure et des rencontres.

L’écriture, alors, procède en grande partie de l’écriture. C’est un peu ce que raconte Un enfant d’après-guerre.

Certes, et dès le point de départ. Lors d’une exposition consacrée aux photographies du narrateur, un photo-journaliste, dans la ville d’Angoulême, en 2002, entre les deux tours de l’élection présidentielle qui est restée fameuse, un homme âgé lui remet des photos d’un jeune homme qui a été résistant en 1944, qui a rejoint le maquis en Charente, alors qu’il avait 17 ans. Il lui remet plus tard également des récits de la guerre. C’est un ami proche du père du narrateur qui lui apprend cette vie qu’il ignorait, le père et le fils s’étant peu parlé. Sans doute, on voudrait tous croire la guerre terminée. Pourtant rapidement, le narrateur va chercher à retrouver les lieux où son père s’est battu. Et c’est le point de départ d’une enquête aux multiples perspectives. On retrouve le disparate et l’inattendu qui m’importent tant. C’est d’abord les récits parallèles de sa propre adolescence et de celle de son père qu’il reconstitue.

Le narrateur se remémore en effet l’arrestation de son père un matin de 1961, à Lorient. Il est soupçonné, à tort, d’être membre du réseau Ouest de l’Organisation de l’Armée Secrète (O.A.S.), groupe terroriste clandestin opposé à l’indépendance de l’Algérie, réseau qui vient d’être démantelé. C’est une première perspective ouverte dans le roman, dans laquelle le narrateur va retrouver sa propre adolescence rebelle, cherchant le sens de cette incarcération dans la géographie de la ville reconstruite, et déjà à distance de ce père. C’est aussi le récit de son insoumission au collège, et sa résistance aux regards qui cherchent à lui faire endosser de la culpabilité.

Cette histoire alterne avec la quête de l’adulte qui, au fur et à mesure qu’il fait des rencontres et arpente les lieux de son père, raconte l’histoire des combats. Et peu à peu, cette figure du père qui est longtemps demeurée dans une distance opaque devient une silhouette différente. La violence qui est demeurée en lui, par exemple, et que le narrateur a connue, une violence non envers les siens mais contre les autres, son inaptitude, sans doute, aux manifestations affectives, prennent lentement sens.

Les lieux sont réels, mais c’est la réalité qui a changé depuis la fin de la deuxième guerre, bien sûr, et donc aussi les lieux. Que recherche alors ce narrateur ?

Il ne le sait pas lui-même, je crois. Il suit des traces : des zones de combat, des villages, un bois, une grotte où le père a perdu des amis, alors que lui s’en tire. Il y a aussi là où les gens qu’il rencontre habitent : l’ancien maquisard, la jeune femme qui a permis à son père de passer son bac, lors de la session de rattrapage où il s’était rendu portant son pistolet-mitrailleur, juste après des combats. Il y a aussi des rencontres de hasard, comme l’ancien militaire qui a été sur plusieurs terrains, mais qui est hanté de la guerre au Kosovo. Cette rencontre est déterminante pour le narrateur qui comprend plus tard que seul un être habité par un fantôme pouvait comprendre sa propre quête d’une ombre. Mais il y a aussi les moments dans l’errance de l’adolescent dans Lorient la nuit : des travailleurs algériens, une italienne chaleureuse qui l’accueille, le lave, le nourrit, comme une suspension dans cette nuit glaciale où l’adolescent déambule. Et ces rencontres se déroulent dans des lieux précis. Certains sont réels – c’est un des motifs de la quête du narrateur adulte –, d’autres appartiennent à l’imaginaire, ce sont des lieux qui font que la fiction prend corps, et où la rencontre entre les êtres est motivée, alors qu’elle était improbable. Mais dans les deux cas, les lieux deviennent des espaces littéraires : ils ne sont pas seulement des lieux habités par des personnes et des personnages, ce sont aussi des projections fictionnelles, une façon de décor, voire de personnage de la quête du narrateur, un des leviers par lesquels l’enquête du narrateur s’accomplit. Voire des non-lieux, comme le cimetière où une femme est persuadée que son père qui a été fusillé parce qu’il avait été membre de la Milice, est enterré. Mais « il n’y a pas de tombe. C’est elle qui s’est mis en tête de la faire exister ». Et cette tombe qui n’existe pas renvoie le narrateur à celle de son père qu’il n’a visitée qu’une fois.

Pourtant, ce qui est important pour moi est la bascule entre l’emprise et la déprise de la violence.

C’est l’enjeu de cette « enclave d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès », évoquée par le poète René Char dans la citation de l’exergue ?

Assurément. Je fais le lien entre tous ces éléments, dans cette histoire où le narrateur marche à la recherche de lui-même, dans une initiation à ce qui a fait sens pour lui, dès lors qu’il comprend et accepte que son père a été ce garçon « qui tourna volontairement le dos à l’adolescence pour les brumes de la guerre ». Et cette découverte est un moment intense, car le narrateur, auquel je ressemble beaucoup, se rend compte du sens de ce vocable, « l’après-guerre ». Il adresse alors à son père le récit de sa propre métamorphose paradoxale, car il demeure le même, tout en se renouvelant sur ce chemin, et alors surgit en lui la trace de la vie méconnue transmise par son père : « l’impression que toute mon existence avait baigné dans cette sorte de halo fantomatique laissé par ta guerre, ce sentiment de ne m’en être jamais défait ».

Propos recueillis par Yves Chemla

Un garçon d’après-guerre de Jean-Luc Marty, Mialet-Barrault Eds, 2025, 320 p.

Il a été journaliste, rédacteur en chef du magazine Géo, musicien, il a enseigné le journalisme, et, voyageur, il est toujours habité par la ville des origines, Lorient, même s’il réside une partie de l’année dans un village côtier du Nordeste brésilien. Jean-Luc Marty y pêche à l’épervier. À 50 ans, il publie son premier roman, La Dépression des Açores, rapidement primé. D’autres romans ont suivi, souvent honorés eux aussi. Cette année, Un garçon d’après-guerre a reçu le prix Ouest.Jean-Luc Marty, votre écriture littéraire découlerait-elle du métier de journaliste ?Non, contrairement à ce que l’on pense. L’écriture pour moi procède de quelque chose de souterrain qui s’est manifesté lentement dans ma vie, et qui est de l’ordre de l’inattendu. Mon écriture provient, sans doute, de...
commentaires (0) Commenter

Commentaires (0)

Retour en haut