On reproche au gouvernement actuel et à l’armée libanaise d’y aller mollo dans le désarmement du Hezbollah et des autres factions armées affiliées, de ne pas avoir encore exécuté à la lettre et dans les délais l’accord de cessez-le-feu, et ce, en vue de détenir le monopole des armes, de sécuriser les frontières et d’asseoir la souveraineté de l’État sur l’ensemble du territoire national.
À bien y penser, et à la décharge du nouveau pouvoir exécutif, sa valse-hésitation serait compréhensible si l’on tenait compte de l’histoire récente du Liban, et notamment celle de l’armée libanaise qui, contrairement au mythe médiatique répandu selon lequel elle est la seule institution à être restée intacte, a connu son lot d’épreuves et de divisions, à l’image du pays.
Tous ceux qui réclament à cor et à cri le désarmement – si ce n’est bon gré, mal gré– du parti dit de Dieu et des milices dans sa mouvance, qui veulent forcer la main du tandem Aoun-Salam et de l’armée ne se rendent pas compte du risque encouru d’une opération manu militari, laquelle pourrait conduire à une nouvelle guerre civile et à une réédition des scénarios du récent passé qui ont vu des défections et des scissions dans l’institution militaire.
Ce serait, en effet, occulter dans l’analyse des risques certaines stations historiques douloureuses, à savoir en guise de rappel :
– L’armée arabe libanaise (AAL) sous le commandement de Ahmad el-Khatib, formée en janvier 1976 et composée à l’origine de soldats musulmans de la 1ère Brigade blindée qui ont refusé de combattre leurs coreligionnaires du Mouvement national libanais dirigé par Kamal Joumblatt et composé de la coalition PSP, PSNS, PCL, les deux factions pro-
syrienne et pro-irakienne du parti Baas, le groupe nassériste des Mourabitoun et le mouvement Amal, ainsi que des groupes palestiniens. Le rôle actif de cette « Armée arabe libanaise » dissidente et sa volonté de renverser le régime, perçu comme une chasse gardée maronite à l’époque, ne sont pas à démontrer ni à rappeler. Il suffit de se souvenir du bombardement du palais présidentiel de Baabda, lorsque les obus de l’AAL pourchassaient le président Sleiman Frangié d’une pièce à l’autre.
– L’Armée du Liban Sud (ALS) de Saad Haddad puis d’Antoine Lahd, fondée en 1976 et formée majoritairement de soldats chrétiens et chiites de l’armée libanaise, passée sous la tutelle de l’armée israélienne lors de l’invasion de 1978.
– L’intifada du 6 février 1984, lorsque les miliciens d’Amal ont pris le contrôle de Beyrouth-Ouest avec le soutien du PSP de Walid Bey grâce au ralliement d’unités musulmanes et druzes de l’armée libanaise, lesquelles ont formé la fameuse 6e Brigade composée de soldats chiites.
– La scission de l’armée libanaise, partagée entre le commandement d’Émile Lahoud à Beyrouth-Ouest et celui de Michel Aoun à Beyrouth-Est, suite à la nomination de ce dernier comme président du Conseil des ministres en septembre 1988. Est-il besoin de rappeler le rôle actif de l’armée libanaise de Lahoud durant la « guerre de libération » de 1989 et l’intervention de sa troupe, aux côtés de l’armée syrienne, contre les frères d’armes de l’armée de Aoun le 13 octobre 1990 ?
– La « guerre de suppression » (du point de vue des FL) ou de « l’unification du fusil » (du point de vue de l’armée) de 1990 qui a déchiré et ensanglanté les régions chrétiennes et qui constitue un exemple désastreux de désarmement forcé d’une milice.
À ces stations historiques s’ajoutent des étapes plus récentes, significatives quoique ponctuelles, telles que l’événement sanglant du 7 mai 2008 lorsque l’armée libanaise, sous le commandement de Michel Sleiman, est restée coite durant l’invasion de Beyrouth et de la Montagne par les milices du tandem chiite et n’a pas protégé les citoyens, ainsi que le regrettable épilogue de « l’Aube des jurds » d’août 2017, quand l’opération militaire sous le commandement de Joseph Aoun a été interrompue par un arrangement sous forme de donnant-donnant entre le Hezbollah et les jihadistes de l’État islamique qui ont été évacués en bus climatisés vers leurs bastions en Syrie après avoir enlevé nos soldats en 2014 et les avoir assassinés.
À la lumière de ce bref aperçu qui devrait rafraîchir la mémoire des plus zélés du désarmement forcé des milices et mettre en exergue les risques d’implosion dans un contexte militarisé et confessionnalisé à outrance, il convient de réfléchir à deux fois (et même plus) avant d’appeler à désarmer par la force le Hezbollah et les autres factions armées (Amal, PSNS, clans chiites, résidus du régime Assad, groupes palestiniens, etc.), car ce serait un appel à déterrer la hache de guerre civile et avec elle tous les démons qui ont hanté la période de 1975 à 1990 (même en deçà et au-delà).
Il serait, en effet, déraisonnable de pousser dans le dos du gouvernement Salam et de l’institution militaire, déjà pris entre le marteau de la pression internationale et l’enclume du contexte explosif interne, car un trébuchement nous plongerait dans un maelstrom infernal familier.
Il ne faut pas sous-estimer les forces miliciennes en présence (quoique affaiblies) qui ont d’ailleurs le soutien du no 2 de l’État (lui-même chef de milice), ce qui explique et justifie la circonspection des autorités officielles, lesquelles évoluent sur un champ miné qui les contraint de marcher sur des œufs.
Il faut faire preuve de sagesse et de sagacité, ne pas traquer le loup blessé, déjà aux abois, et faire sortir des meutes de leurs tanières, d’autant plus que le roi de notre jungle et sa cour ne sont encore qu’au début de leur règne.
À la place du chef du gouvernement, au lieu de parler, juste pour plaire et faire amende honorable, de la fin de la « Résistance » et des armes illégales (ce qui est loin d’être acquis), j’alerterais les instances internationales sur les risques et les dangers encourus d’une tentative de désarmement forcé qui menaceraient la paix civile et je préconiserais l’adoption d’une stratégie inspirée du proverbe italien chi va piano va sano e va lontano (qui va lentement va sûrement et va loin)... si nous voulons que cette « nouvelle ère » s’inscrive justement dans la durée par la démilitarisation et la pacification graduelles et qu’elle ne se transforme pas en une « nouvelle aire » de guerres internes autodestructrices qui conduiraient à une « yéménisation » ou « soudanisation » du Liban, si ce n’est à l’anéantissement pur et simple de l’entité libanaise.
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13 h 56, le 30 mars 2025