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« L’Orient des écrivains » : Écrire la guerre - L'Orient des Écrivains 2025

Les vies ne valent que par la nationalité qu’on leur assigne

L’été de mes quatorze ans, j’eus droit à ma guerre. Presque rien, une mini-guerre de trente-trois jours, mille deux cents morts civiles. Un rite initiatique. La guerre de juillet 2006 m’indiqua la place qu’on me vouait dans le monde. Elle me donna envie de refuser cette place, d’en briguer une autre. Elle me désigna la quête qui devait m’occuper pour les deux décennies suivantes. Elle donna à ma vie une direction.

Les vies ne valent que par la nationalité qu’on leur assigne

Des ressortissants étrangers observent Beyrouth à bord du navire de guerre français « Mistral » alors qu’ils fuient le Liban déchiré par la guerre, le 10 août 2006. Nicolas Asfouri/AFP

La guerre pour expliquer le monde

Tout m’avait préparée à la guerre. Elle est le choc originel qui donna naissance à ma génération. La guerre civile sema les bris d’obus sur notre terre natale et nous en jaillîmes, nous, les Libanais nés dans les années quatre-vingt-dix. Nous avons été abreuvés de légendes martiales. Nous avons grandi dans l’ombre de cette épreuve qui nous fut épargnée, mais que nos parents subirent quinze ans durant.

En bon mythe fondateur, la guerre servait à expliquer le monde dans lequel nous étions nés. Lorsque nos petits doigts potelés indiquaient une anomalie et que nous demandions « pourquoi », on nous répondait : la guerre. Les choses étaient encore telles que la guerre les avait laissées. Elle avait redistribué les fortunes comme un croupier aveugle. Certains en étaient sortis vainqueurs : la guerre les avait hissés en haut d’un monticule de cadavres, leur avait octroyé argent et pouvoir. D’autres avaient été ruinés. D’autres encore avaient juré qu’on ne les y prendrait plus : ils avaient aménagé, pour eux et leurs enfants, des abris et des stratégies de fuite. Ils s’étaient procuré des passeports étrangers et des résidences secondaires, de quoi se protéger lorsque la guerre reviendrait. Certains, enfin, restaient aussi dépourvus qu’aux premiers jours d’avril 1975.

Moi, j’étais seulement libanaise

Mon traumatisme de la guerre de juillet 2006 n’est pas fait de bruit, de fumée et de sang. Et si je me revois blottie dans le lit de ma mère tandis que les obus s’abattaient sur Dahié si proche, si je me souviens du jour où nous découvrîmes le massacre de Cana, l’endroit de ma douleur se situe sur un plan plus abstrait, n’est pas contenu dans une image ou un moment. Mon traumatisme ressemble à une longue et lente compréhension qui me planta dans le cœur une écharde glacée. Plus qu’à la cruauté des autorités israéliennes, je l’attribue à la bonté des pays occidentaux, à l’aide humanitaire qu’ils se hâtèrent de déployer pour certains d’entre nous. Seulement certains.

Dès les premiers jours de la guerre et le bombardement, par Israël, de l’aéroport de Beyrouth, les pays occidentaux dépêchèrent navires et avions militaires pour évacuer leurs ressortissants. L’opération Baliste déclenchée par l’armée française aboutit à l’évacuation de près de dix mille Français. Un aveu du risque terrible que nous courrions tous. Et l’affirmation que seules certaines de nos vies méritaient d’être sauvées. Qu’est-ce qui distinguait ces vies-là ? Presque rien : le hasard d’une histoire familiale, le parcours migratoire de tel ou tel ascendant qui avait obtenu des papiers, la prévenance de parents qui, fuyant la guerre de 1975, étaient restés suffisamment longtemps en Europe pour acquérir un passeport étranger. Certains camarades, certains voisins, certains membres de ma famille qui étaient, dans la vie de tous les jours, aussi libanais que moi, se révélaient binationaux : ils détenaient ces papiers qui multipliaient arbitrairement la valeur de leur vie. Moi, j’étais seulement libanaise. Ma vie était insignifiante.

Devenir française, donner la nationalité à son enfant

Pour mesurer le retentissement de ce séisme à l’échelle de mes quatorze ans, il faut comprendre ce que c’est, d’être une petite fille studieuse qui grandit dans la bourgeoisie francophone de Beyrouth. C’est regarder tous les jours vers la France et vouer un culte total à cette Europe, à cet Occident dont on n’a qu’une connaissance livresque, mais qui promet, en vertu de principes humanistes et universels, des vies libres et égales à tous.

La guerre me montra que les garants de l’ordre moral pouvaient tracer parmi nous des lignes arbitraires, désigner ceux d’entre nous qui méritaient la vie, ceux dont la mort était indifférente. Elle révéla pour l’idéaliste que j’étais le vrai visage du monde et fut une leçon implacable en realpolitik : les vies n’ont de valeur que la nationalité qu’on leur assigne. Je compris que mon sort était régi par l’ordre arbitraire des nations, par la férocité avec laquelle ces tribus légales pouvaient défendre leurs ressortissants. Moi qui avais bien écouté, en cours de français, je découvrais que le « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus » de Beaumarchais restait d’actualité.

Je ne sais pas si la guerre de 2006 déclencha le tournant nihiliste de mon adolescence. Je jurai, en tout cas, de ne jamais plus être cette fille tremblant dans le lit de sa mère, alors que les bombes israéliennes tombaient quelques kilomètres plus bas. J’avais une nouvelle impulsion : avoir une vie qui ne pourrait plus être ignorée par les ambassades. Je voulais qu’on dépêche, pour me sauver, des navires et des hélicoptères et des convois diplomatiques. Le patriotisme avait maintenu ma mère au Liban, elle avait refusé les bontés de la France, tout sacrifié à ce cèdre qui n’en finissait pas de pourrir. Pas moi. Je ne croyais en aucune patrie. Infatigable, je construisais des digues. Je vécus seule dans de grandes capitales, je fis de hautes études et j’écrivis des livres. Je montrai patte blanche. J’obtins ce que je voulais : la nationalité française par naturalisation. J’épousai un Italien. Nos enfants seront protégés non pas par un, mais deux arsenaux militaires européens. Ils n’auront, pour cela, qu’à se donner la peine de naître.

Les vies ne valent que par la nationalité qu’on leur assigne

À l’automne 2024, ma mère tremblait seule dans son lit alors que les bombes israéliennes tombaient quelques kilomètres plus bas. Je me couchais dans une ville paisible de la Côte d’Azur française, mais je ne trouvais pas le sommeil. Cela faisait près d’un an, avec le début de la guerre à Gaza, que le gouffre de mon adolescence s’était rouvert. Recroquevillée, j’écoutais tout sans réagir : les prises de position de mes camarades, de mes collègues, de mes amis, de mes pairs. Ils attribuaient ici la compassion, là l’indifférence, en fonction de la couleur du passeport. La société européenne où je vivais affirmait une nouvelle fois le fond de sa pensée : les vies ne valent que par la nationalité qu’on leur assigne. Vérité odieuse que l’on a le loisir de camoufler sous des combats justes et des bons sentiments en temps de paix, mais qui devient indéniable en temps de guerre.

J’avais réussi à passer de l’autre côté de la ligne arbitraire. Ils me parlaient comme l’une des leurs. Je fis tant illusion qu’ils oubliaient toujours que ces vies qu’ils condamnaient devant moi ressemblaient cruellement à la mienne. Au cours d’un Salon du livre, un écrivain, plus âgé, plus célèbre, put m’expliquer calmement, formellement, autour d’un déjeuner d’auteurs que : les morts civiles libanaises et palestiniennes étaient un dommage collatéral, un mal nécessaire pour en finir avec le Mal absolu du terrorisme. Soucieuse de plaire, de m’intégrer, de toujours montrer patte blanche, terrifiée que l’on m’ôte mes privilèges de bonne européenne, je me tus. Après le repas, j’appelai ma mère pour m’assurer qu’elle était toujours en vie.

La guerre arrache le voile de l’illusion et révèle pour nous la cruauté du monde. Elle est le sérum de vérité que l’on fait boire aux autorités morales et politiques. Les échafaudages pourris de notre système d’états-nations en guerre perpétuelle apparaissent. Tous les prêcheurs sont nus : voyez-les s’agiter pour défendre leurs causes, prendre des airs de sainteté et faire passer le panier de quête. Pour continuer de vivre, on se rallie aux causes sociales et humanitaires que l’on peut, on prend la parole, on défend les minorités et les opprimés, on veut croire que l’on peut gommer l’injustice par petites touches, par petits combats.

Je me retiens de sombrer dans le gouffre du nihilisme qui ne cesse de s’élargir depuis 2006, je m’accroche à ses parois, je me rattache à la rhétorique du monde démocratique et libéral, je continue de croire que mes paroles, mes écrits, mes prises de position servent à quelque chose. Que ma vie, elle, vaut la peine d’être vécue, alors que des milliers d’autres s’éteignent arbitrairement. Je m’accroche à la force de mes bras, mais le souffle de la guerre se lève et me rappelle qu’elle seule peut expliquer le monde dans lequel nous sommes nés : les vies ne valent que par la nationalité qu’on leur assigne. Un bout de papier, une ligne dans un registre. Rien.

Joy Majdalani est écrivaine, dernier ouvrage paru : Jessica seule dans une chambre (Grasset, 2024).

La guerre pour expliquer le mondeTout m’avait préparée à la guerre. Elle est le choc originel qui donna naissance à ma génération. La guerre civile sema les bris d’obus sur notre terre natale et nous en jaillîmes, nous, les Libanais nés dans les années quatre-vingt-dix. Nous avons été abreuvés de légendes martiales. Nous avons grandi dans l’ombre de cette épreuve qui nous fut épargnée, mais que nos parents subirent quinze ans durant.En bon mythe fondateur, la guerre servait à expliquer le monde dans lequel nous étions nés. Lorsque nos petits doigts potelés indiquaient une anomalie et que nous demandions « pourquoi », on nous répondait : la guerre. Les choses étaient encore telles que la guerre les avait laissées. Elle avait redistribué les fortunes comme un croupier aveugle. Certains en étaient sortis...
commentaires (2)

Merci beaucoup pour ce très beau texte, écrit avec émotion, amertume, humour et qui représente le vécu de beaucoup d’entre nous!

Sabella Joelle

18 h 28, le 29 mars 2025

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Commentaires (2)

  • Merci beaucoup pour ce très beau texte, écrit avec émotion, amertume, humour et qui représente le vécu de beaucoup d’entre nous!

    Sabella Joelle

    18 h 28, le 29 mars 2025

  • Il y a du vrai dans ce texte, c'est indéniable (notamment l'humanisme à géométrie variable de l'Occident). Néanmoins, plutôt que de pleurer encore une fois (c'est typiquement libanais) et de vouloir prendre la nationalité des autres (pour ensuite avoir même peur d'affirmer ses opinions et se trahir), il aurait mieux valu que cette dame s'attelle à construire son pays car elle n'en a qu'un. Construire ou reconstruire une nation, un Etat, une identité, ça a plus fière allure que de s'enfuir et de donner des leçons de morale à distance.

    Bob

    15 h 22, le 29 mars 2025

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