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« L’Orient des écrivains » : Écrire la guerre - L'Orient des Écrivains 2025

Le Liban, ma femme, mon fils, année zéro

 L’écrivain et éditeur français raconte son quotidien avec sa femme libanaise.

Le Liban, ma femme, mon fils, année zéro

La Corniche de Beyrouth. Photo ©️ Vyacheslav Argenberg / http://www.vascoplanet.com/

« Le Liban serait l’un des pays les plus malheureux du monde, classé 145e sur 147 pays », lisait-elle dans une édition flash de L’Orient-Le Jour, son journal de chevet. « Tu te rends compte », me dit Nour dans l’un de ces élans de lucidité où l’affection patriote reprenait vite le dessus. « C’est complètement aberrant, avec tous les talents qu’on a dans le pays, et toute la magie, la mer, la montagne, d’ailleurs il n’a jamais autant neigé que cette année, quand je pense qu’en Europe vous n’avez plus de neige, vous n’avez plus rien, c’est la dèche chez vous, entre la saleté et le gris du ciel, les impôts et votre obsession des vacances, je me demande comment vous y arrivez, non ? Je me trompe, dis-moi si je me trompe, de toute manière tu ne m’écoutes pas, je n’existe pas, tu as colonisé mon cerveau, tu as tourné mon cerveau jadis pur et créatif en un cerveau d’épicière, j’ai les mains usées, jamais je ne me suis autant lavé les mains qu’à Paris, je ne peux plus créer à mon rythme, mes réserves d’inspiration sont à sec, Beyrouth me manque », puis en général après une litanie de reproches éructées en rafales, Nour gémissait bruyamment à l’idée d’avoir rejoint la cohorte échevelée des « bonniches françaises mal foutues, qui se négligent et sentent mauvais », insinuait que la vie domestique l’avait transformée en mégère (c’est toujours à ce moment-là que je pensais au titre de la pièce de Shakespeare, The Taming of a Shrew, La mégère apprivoisée, auscultant toutes les possibilités d’apprivoiser Nour, fantasmant que je l’enfermais dans une cage géante et qu’elle y rêvassait, finalement heureuse, sans plus rien à faire, un lémurien au regard doux et vitreux qui mâchait dans le vide, mais qu’elle devait réagir à cette domestication.

J’ajoute, à l’intention des lectrices qui pourraient être choquées à juste titre que je veuille métamorphoser mon épouse en lémurien, qu’elle-même aimait les lézards, les pandas, les cactus, les minéraux, toute forme de vie végétative, réduite au minimum de l’élan vital.

Elle commandait alors dans une précipitation douloureuse une pédicure et une manucure, me regardant d’un air mauvais si je me hasardais à douter de l’état de ses ongles, mains et pieds. Elle n’allait d’ailleurs jamais chez le coiffeur à Paris, prétextant que celui de sa mère à Achrafieh était incontestablement supérieur, comme les dermatologues, les pharmacies, les esthéticiennes et les banques avant la crise qui les avait réduites à néant. Elle pouvait y aller en pyjama, la serviette sur les cheveux mouillés : à cette évocation qui eut ruinée la vie sociale d’une Parisienne, elle souriait d’un air béat, je voyais dans ses yeux la poussière d’or se lever sous ses pas, oui c’était ainsi qu’elle était heureuse, loin du réel. Quand nous voyagions, souvent au Sud plus qu’au Nord, Nour craignait le froid climatique au moins autant que le froid des mœurs, elle voyait Beyrouth, ou le reflet de ce que Beyrouth aurait pu être sans le poids des guerres et de l’incurie, dans chaque ville balnéaire qui l’inspirait. « Tu vois Rio, comme c’est beau ces entrées d’immeubles sur la plage, ses portiers si aimables, chaleureux, eh bien ! Beyrouth c’était comme ça il n’y a pas si longtemps. » Ou alors : « Funchal, toute cette végétation et les montagnes qui se jettent dans l’eau, cette crèche colorée qu’une spatule de peintre a étalée sur les collines, c’est Beyrouth, je suis certaine que les Phéniciens ont navigué jusqu’ici », soupirait-elle, faussement crédule, mais si heureuse de retrouver Beyrouth à chaque coin de la planète.

Ce n’était pas insulter le Liban que de répondre à Nour que la situation n’était pourtant pas la meilleure, et qu’en dix ans avec elle, j’avais vécu plus d’événements tragiques que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, entre autres l’explosion au port de Beyrouth, l’image enregistrée par les caméras de surveillance de notre fils courant fesses nus d’une pièce éventrée à l’autre, ça je ne le pardonnerais jamais, « tout le monde a entendu et vu les avions israéliens, et comment tu expliques que de tous les satellites de la terre, il n’y en ait pas un qui ait fourni une image du jour ? Ah, ça, ils ont le bras long quand il faut foutre le bordel », puis la guerre interminable et aujourd’hui inachevée qui suivit le 7-Octobre, mais de manière égoïste, c’est surtout l’été précédent cette guerre de plus qui me fut pénible.

Au regard de tout ce qui a suivi, et que je ne pouvais pas anticiper, j’aurais honte de me plaindre, mais j’avais traversé l’été 2023 en regardant le ciel, chaque passage du mur du son par l’aviation israélienne me valait une admonestation personnelle, une remise en question de mon statut privilégié d’éditeur français en terre étrangère, « mais dis-leur d’arrêter, ils nous agressent, ils n’ont pas le droit de faire ça, c’est une violation de la souveraineté libanaise et du droit international », hoquetait Nour, et notre fils demandait à son tour s’ils étaient méchants, si nous allions mourir, idiotement, sur la plage où nous étions refugiés, nous serrant les uns les autres, nageant dans l’eau un peu visqueuse mais si tiède, si réconfortante, si maternelle, où mon fils et moi formions un animal amphibie à deux têtes couvertes d’algues, insouciants dans la chaleur, presque heureux, jusqu’au moment où, c’est vrai, les avions israéliens paradaient de manière virile, inutile et métaphorique. Leurs zigzags bruyants dans le ciel si bleu annonçaient une catastrophe, que Nour me reprochait déjà comme elle allait le reprocher à tout l’Occident qu’elle désignait en coupable se tenant d’un seul bloc.

Je ne veux pas parler de cela en quelques lignes, alors que tant d’autres ont exploré chaque centimètre de la peau desquamée des haines successives. À quoi servirait d’argumenter ou de raisonner là où ne passe plus le moindre fil de conversation ? Je souffrais d’être cet Occidental soudain froid quand autour de moi, tout s’embrasait.

Cet été 2023, je regardais les prix des avions tripler, « heureusement, avec la MEA tu peux être remboursé, et puis ils sont si gentils, pas comme Air France, que vous êtes radins quand même », les vols s’annuler les uns après les autres, on pouvait encore fuir par la Syrie, ce qui n’était pas de nature à me rassurer, enfin ce furent les bateaux qui s’arrachaient à prix d’or.

La navette quittant Jounieh pour Chypre coûtait le prix d’une croisière pour New York. Tout allait si vite, je passais mes journées entre mon fils qui voulait jouer et le standard téléphonique de la MEA.

J’entendais : « Ma mère passe par Londres », « Ma fille prend un bus pour Damas », « Je rentre le 15 septembre, impossible d’avoir un billet avant », soudain tout ce que je craignais depuis des années devenait tangible. J’étais enfermé dans un territoire lui-même clos, inaccessible et belliqueux, les avions cloués à terre, les frontières étanches, ma réserve de manuscrits à lire épuisée, et malgré moi j’allais devenir un autre : comme un frère inconnu. Comme un frère dans une guerre fratricide.

C’était peut-être cela aussi être libanais, ce secret identitaire que je n’arrivais pas à percer depuis dix ans : qu’on ne supporte plus le réel, mais qu’on le supporte quand même.

Manuel Carcassonne est écrivain et éditeur, dernier ouvrage paru : « Le Retournement » (Grasset, 2022).

« Le Liban serait l’un des pays les plus malheureux du monde, classé 145e sur 147 pays », lisait-elle dans une édition flash de L’Orient-Le Jour, son journal de chevet. « Tu te rends compte », me dit Nour dans l’un de ces élans de lucidité où l’affection patriote reprenait vite le dessus. « C’est complètement aberrant, avec tous les talents qu’on a dans le pays, et toute la magie, la mer, la montagne, d’ailleurs il n’a jamais autant neigé que cette année, quand je pense qu’en Europe vous n’avez plus de neige, vous n’avez plus rien, c’est la dèche chez vous, entre la saleté et le gris du ciel, les impôts et votre obsession des vacances, je me demande comment vous y arrivez, non ? Je me trompe, dis-moi si je me trompe, de toute manière tu ne m’écoutes pas, je n’existe pas, tu as colonisé mon...
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