Rechercher
Rechercher

« L’Orient des écrivains » : Écrire la guerre - L'Orient des Écrivains 2025

Daraya à livre ouvert

Dans son livre « Les passeurs de livres de Daraya » (éd. Seuil, 2017), la journaliste et écrivaine franco-iranienne Delphine Minoui raconte l’histoire d’une bibliothèque clandestine dans cette ex-banlieue assiégée par Damas où de jeunes activistes sauvèrent des milliers de livres pendant la guerre. De retour en Syrie, elle a fait le parti de reconstruire cet espace de savoir et d’échange dédié aux futures générations.

Daraya à livre ouvert

Un homme cherchant des livres, sur le site de la bibliothèque de Daraya en 2013. Mohammad al-Eman

C’est un spectacle de désolation. Un paysage de fin du monde où l’espoir, enfin de nouveau permis, bourgeonne sous terre depuis des années. Debout, au milieu des ruines de Daraya, me revient cette formule, « il était, ou il n’était pas » propre à nos contes d’Orient, suggérant dès le départ deux versions. Bachar el-Assad opta pour la seconde, pressé d’effacer l’histoire en bombardant ses habitants. Les révolutionnaires, eux, parièrent sur le sauvetage des histoires : durant quatre ans de blocus implacable, ils rassemblèrent au fond d’un sous-sol des milliers d’ouvrages exhumés des décombres de cette banlieue rebelle pour en faire un espace de lecture à l’abri du chaos. Nous sommes le 19 décembre 2024. Je n’ai pas remis les pieds à Damas depuis le soulèvement de 2011. Quatorze ans après la révolution, et alors qu’une nouvelle page s’ouvre pour la Syrie, me voilà contre toute attente face à ce qui reste de cette bibliothèque clandestine, symbole d’une extraordinaire résistance culturelle à la dictature sanguinaire qui vient de s’écrouler.

« On pensait sauver des livres. Ce sont les livres qui nous ont sauvés »

L’immeuble, édenté par la guerre, s’ouvre sur un escalier cabossé qu’il faut descendre avec prudence en défiant l’obscurité et les toiles d’araignée. Au fond du sous-sol, une pagaille de gravats, de pages déchirées, de poussière accumulée au fil des années. Je scanne du regard chaque recoin, chaque détail. Les murs vides. Les traces des étagères, toutes volatilisées. Les canapés, comme les ouvrages, ont tous été pillés. Dans ma tête, je remets chaque objet à sa place, je revois les visages, j’entends les rires et les chants, échos virtuels de tous ces échanges à distance depuis mon bureau d’Istanbul. Les souvenirs sont tenaces, traces indélébiles d’un rêve inachevé. Comme cette photo saisissante, imprimée dans ma mémoire, découverte en 2015 sur Facebook : deux jeunes, en train de bouquiner dans ce même sous-sol alors rempli de livres qui semblaient les protéger. À l’époque, impossible de me rendre sur place : je suis blacklistée par le régime. Et quand bien même j’y parviendrais, tous les accès menant à Daraya sont verrouillés : traités de « terroristes » – pour avoir, entre autres, brandi des roses face aux balles des policiers ! –, ses habitants sont coupés du monde depuis 2012, encerclés par l’armée, privés d’eau courante, d’électricité, de lait en poudre pour les bébés. Grâce à WhatsApp, je contacte Ahmad, 23 ans, l’un des cofondateurs de la bibliothèque, puis Shadi, son copain révolutionnaire qui filme tout, ou encore Omar, un combattant anti-Assad féru de sociologie. Le plus jeune d’entre eux, Amjad, n’a que 11 ans. Surnommé le « petit gardien des livres », il a pour tâche de recenser chaque ouvrage emprunté. Des mois durant, ils défilent quotidiennement derrière l’écran de mon ordinateur. Ils m’envoient des photos, des textos, me racontent leurs peurs. Leurs espoirs. Les amis qui meurent sous les bombes. Les ventres qui se vident, et les livres qu’ils dévorent pour se remplir la tête.

La bibliothèque Daraya en 2013.

« On pensait sauver des livres. Ce sont les livres qui nous ont sauvés », me confie un jour Shadi, entre deux mauvaises connexions – l’internet, comme tout le reste, fonctionne au gré des bombardements et des groupes électrogènes défaillants. Face aux bombes, ils lisent pour s’évader. Pour ne pas basculer dans la folie ou l’extrémisme. Ironie du destin : avant la révolution, la plupart d’entre eux détestaient lire. C’est la guerre qui leur a donné le goût de la lecture. Au fond de leur cave secrète, ils découvrent Les Misérables de Victor Hugo, L’État de siège du Palestinien Mahm.

Une université de tous les possibles

Très vite, la bibliothèque se transforme en université de tous les possibles. Dans cette ville qui n’en a jamais eu, placée sous l’œil de mire des canons de la quatrième division, perchés en haut du mont Qasioun, la résistance par le savoir s’organise en souterrain : exposés, cours de philosophie et d’anglais, débats d’idées. Un journal, Karkabeh (le « foutoir ») voit le jour. Entre pages d’actualité et mots croisés, l’horoscope revisité dispense des conseils à mourir… de rire aux derniers habitants (18 000 contre 250 000 avant le siège) : « Si vous êtes invités à dîner chez votre voisin, mieux vaut manger avant, pour ne pas crever de faim ! » Lorsque la nourriture vient à manquer, qu’il faut se contenter d’une simple soupe à base de feuilles, les jeux de mots font oublier les soucis du quotidien.

Face aux « barils de la mort » – il en tombe parfois 80 par jour –, la moindre occasion est bonne pour cultiver l’espoir. Dès que les bombes se taisent, chacun sort sa tête des abris pour se recueillir au cimetière des martyrs ou aller soigner son potager. Un terrain vague est transformé en terrain de foot, une fois comblés les trous d’obus. Après avoir déniché quelques pots de peinture et pinceaux dans une boutique abandonnée, les plus créatifs s’emploient à dessiner la vie sur les murs décharnés de la ville : des fresques colorées, peuplées d’une petite fille écrivant le mot « Hope » sur la pointe des pieds, de personnages de bandes dessinées narguant les hélicoptères du régime, de mains brandissant des caméras vers un ciel menaçant. « Nous ne sommes pas des voleurs… Nous construisons juste ce que nous pouvons quand tout est condamné à disparaître », insistent-ils. Au fond de leur cave secrète, ils ont même numéroté tous les ouvrages. Et sur la première page de chaque livre, ils ont calligraphié le nom du propriétaire de la maison où il a été trouvé, « dans l’espoir de lui rendre quand la guerre sera terminée ».

« Daraya Reunited »

De tous ces témoignages, j’ai fini par faire un livre, Les Passeurs de livres de Daraya, en leur promettant de venir leur offrir un jour en main propre dans la bibliothèque. Mais le conflit s’accélère et s’empire. Fin août 2016, l’armée attaque au napalm le seul hôpital de campagne de la ville. La violence se mue en ultimatum : partir ou mourir. En 48 heures, les derniers habitants sont forcés de quitter la ville dans des bus affrétés par le régime : direction Damas pour les familles, et Idleb, à 300 kilomètres de la capitale, pour les derniers résistants et combattants anti-Assad. Certains prennent la route de l’exil, vers la Turquie, le Liban, ou encore Paris, comme Ahmad et Shadi. Baluchon à l’épaule, ils n’emportent que quelques rares souvenirs : une clef, un bocal rempli de terre, un ou deux livres pour immortaliser cette expérience hors du commun. Sur notre groupe WhatsApp, « Daraya Reunited », rassemblant tous les amis éparpillés, j’apprends quelques jours plus tard le pillage de la bibliothèque par les soldats du régime. Séparés de leurs familles, orphelins de leur cité, démoralisés par le soutien aveugle des Russes et des Iraniens et la normalisation en marche avec certaines capitales, les jeunes activistes finissent progressivement par renoncer à leur rêve d’un retour dans leur ville.

Le 8 décembre dernier, à la surprise générale, le rêve est redevenu réalité. En dix jours, le clan Assad s’effondre comme un château de cartes, lâché par ses alliés, vaincu par une offensive fulgurante de l’opposition armée. Soudain, les frontières s’ouvrent. Les barreaux tombent. Les mots s’échappent à nouveau de la prison de leurs maux. Le livre en main, je prends la route de Damas, en passant par Beyrouth. À peine arrivée, je file à Daraya : j’ai une promesse à honorer.

« Il était une fois… Il sera… une bibliothèque à Daraya. »

Difficile de trouver les adjectifs appropriés pour qualifier les dégâts qui s’étirent à perte de vue sous mes yeux. En vieux syriaque, Daraya signifie « les nombreuses maisons ». Après 14 ans de guerre, plus grand-chose ne tient encore debout, à part quelques balançoires rouillées, des façades éventrées… et au fond de la bibliothèque, ces colonnes porteuses qui n’ont miraculeusement pas bougé. Dans la semi-pénombre de cet espace vide et virtuellement familier, mon regard pivote vers celle qui fait face à l’escalier. Ma main glisse sur le ciment, percute une feuille A4 couverte de poussière : le fameux règlement interne n’a pas bougé ! Signe d’une possible renaissance, d’une aventure à relancer ? Je repense à un texto envoyé sur un coup de tête à Ahmad dès la chute de Damas : « Et si on reconstruisait la bibliothèque de Daraya ? » « Je suis prêt », m’avait-il renvoyé. « Toujours partant ? » je lui écris aussitôt. Sa réponse est instantanée : « Bien sûr. » Nouveau pari. Nouveau défi à relever. Et cette fois-ci, avec la complicité de Bibliothèques sans frontières (BSF), la Guilde et l’ONG Inara qui ont accepté avec enthousiasme de s’associer au projet.

La bibliothèque Daraya en 2024.

Trois mois sont passés depuis la chute du régime. Le chantier qui attend la nouvelle Syrie est énorme : des villes entières à reconstruire, des infrastructures à rouvrir, des écoles à rebâtir. La liste des traumatismes est longue : la guerre a fait plus de 500 000 morts, sans compter les millions de déplacés et les milliers de disparus, dont les familles cherchent désespérément la trace. L’économie est exsangue, l’avenir politique incertain, tiraillé entre illusions démocratiques, règlements de comptes politiques et tensions interconfessionnelles.

Mais l’espoir est là, dans les yeux pétillants d’Amjad, le « petit gardien des livres » devenu grand, et l’un des premiers à avoir remis les pieds à Daraya. Avec une partie des amis de la bande, ils ont déjà trouvé un nouveau bâtiment pour la future bibliothèque. Après quelques coups de peinture, l’espace accueillera bientôt des livres et ouvrira une section cinéma pour les femmes et les enfants. Des particuliers ont déjà promis de faire don d’une partie de leur collection. Une ONG veut offrir ses étagères. Ouverte à toutes les bonnes volontés, une cagnotte participative a été mise en ligne pour recueillir les donations privées. Chaque contribution, quelle que soit sa taille, contribuera à cet espace de savoir, d’échange et de réflexion permettant de faire rempart contre certains radicaux qui seraient tentés de prospérer sur le lit du désespoir et de la pauvreté.

« Le livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous », disait Franz Kafka. Maintenant que la mer est brisée, l’histoire de cette ville emblématique de la révolution pourra bientôt se conjuguer au positif et au futur. « Il était une fois… Il sera… une bibliothèque à Daraya. »

Delphine Minoui (Prix Albert Londres 2006) est écrivaine et journaliste, dernier ouvrage paru : Badjens (Seuil, 2024).

Cliquez ici pour participer à la reconstruction de la bibliothèque de Daraya


C’est un spectacle de désolation. Un paysage de fin du monde où l’espoir, enfin de nouveau permis, bourgeonne sous terre depuis des années. Debout, au milieu des ruines de Daraya, me revient cette formule, « il était, ou il n’était pas » propre à nos contes d’Orient, suggérant dès le départ deux versions. Bachar el-Assad opta pour la seconde, pressé d’effacer l’histoire en bombardant ses habitants. Les révolutionnaires, eux, parièrent sur le sauvetage des histoires : durant quatre ans de blocus implacable, ils rassemblèrent au fond d’un sous-sol des milliers d’ouvrages exhumés des décombres de cette banlieue rebelle pour en faire un espace de lecture à l’abri du chaos. Nous sommes le 19 décembre 2024. Je n’ai pas remis les pieds à Damas depuis le soulèvement de 2011. Quatorze ans après la...
commentaires (0) Commenter

Commentaires (0)

Retour en haut