
Un soldat ukrainien à l’entraînement, le 27 mars 2025. AFP / 24th mechanized brigade of ukrainian armed forces/handout
Il y a cinquante ans, le Liban plongeait dans la guerre civile. On s’accorde à dire que l’attaque du bus du 13 avril 1975 marque le début de cette tragédie. Mais quand est-ce que commence véritablement une guerre ? Les historiens posent des dates, mettent en avant des événements, parlent « d’entrée » en guerre. Ils nous apprennent que ce moment de bascule prend parfois la forme de l’assassinat d’un archiduc ou du passage d’un Rubicon. Mais est-ce si simple ? Est-ce qu’une guerre n’est pas déjà là depuis longtemps lorsqu’elle éclate enfin ? Essayer de comprendre un conflit, c’est forcément se faire historien des blessures et des cicatrices. Et plus on cherche, plus on découvre que les sources sont multiples. On le voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. L’agression russe du 24 février 2022 est évidemment le prolongement de l’annexion de la Crimée et de la guerre du Donbass, qui eut lieu huit ans plus tôt, en 2014. Elle prend ses racines en partie dans la révolution de Maiden, mais on peut aussi remonter plus loin encore et évoquer l’émiettement de l’ancienne Union soviétique, le sentiment de perte de grandeur des dirigeants russes, leur envie de revanche.
Trop souvent la vision linéaire et factuelle nous piège car elle nous fait oublier qu’il y a une humeur de guerre dans laquelle on entre d’abord sans s’en rendre compte. Les guerres commencent bien avant qu’elles n’apparaissent. Ce sont des nuages, des états vaporeux qui parfois se cristallisent. Ils pointent d’abord, s’installent insidieusement puis grossissent, couvrent le soleil, deviennent pesants, se densifient, et finissent par craquer.
« Il y a moins de sommeil aujourd’hui dans le monde », disait Zweig dans Le Monde sans sommeil pendant la Première Guerre Mondiale et c’était une façon de dire que lorsque la guerre règne sur une époque, elle prend la forme d’une nervosité diffuse. Les hommes deviennent insomniaques, les corps se tendent, les esprits s’échauffent, tout se durcit. Entrer en guerre, ce n’est pas uniquement avoir recours aux armes, c’est aussi le changement d’état de toute une société, un changement de discours, de vocabulaire, la bascule dans un monde où les nuances sont bannies.
Si c’est vrai pour le début d’un conflit, c’est aussi vrai pour le moment où il se termine. Le silence des armes ne suffit pas à marquer la fin d’une guerre. Il y a bien un jour où les bombes ne tombent plus, où les affrontements cessent, un jour où on peut compter les morts et soigner les blessés. Mais il ne faut jamais oublier que les guerres ont le ventre fécond. Ce sont des monstres qui tuent, certes, mais qui enfantent aussi. Elles font naître la haine, le désir de vengeance. Elles accouchent de profonds et durables traumatismes. Elles instaurent la peur pour longtemps, ainsi que la tristesse.
Pour prendre toute l’ampleur de ce ravage, il faudrait installer des plaques commémoratives d’un genre nouveau dans nos villes. Que le passant puisse lire sur les murs des façades des phrases comme celles-ci :
Ici, suite à l’explosion d’un obus, les gens du quartier n’ont plus jamais dormi du même sommeil.
Ici, suite à un attentat sauvage, une envie de se venger est née qui provoqua plus tard, dans un autre quartier de la ville, d’autres morts.
Dans cet immeuble, à cause du bruit constant des drones, les enfants se sont fait pipi dessus chaque nuit pendant des semaines. Et cette honte est désormais en eux.
Ici, des mères ont pleuré toutes les larmes de leur corps.
Ici, plusieurs familles n’en pouvant plus, ont décidé qu’elles partiraient et ne reviendraient plus.
C’est tout cela qu’il faudrait dire pour prendre la mesure de ce que la guerre dépose derrière elle. On le voit bien : tout ne s’achève pas avec la signature d’un armistice. Quelque chose continue à infuser et empoissonne durablement l’avenir.
Combien d’années faudra-t-il au Liban pour se défaire de tout ce qu’ont déposé en lui les décennies sanglantes de la Guerre Civile et, plus récemment, les attaques israéliennes ? Combien de temps à L’Ukraine pour retrouver la paix, l’insouciance ? Le monde d’aujourd’hui est entré dans une nuit sans sommeil. Le président des États-Unis, Donald Trump, souffle en permanence sur le feu de cette nervosité globale. Comment faire redescendre cette tension ? Comment – pour reprendre le mot de Zweig - revenir à un monde qui connaît le sommeil ? Il est urgent de trouver des voix qui osent le contrepoint, qui assument d’aller à rebours de la fatalité, parfois même de la doxa de leur propre camp. Des voix capables de voir les choses autrement, d’imaginer des poignées de mains impossibles. C’est urgent et essentiel parce que nous savons que même une fois que les armes se sont tues, la guerre court encore, dans les veines, les esprits.
Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004) est écrivain, dernier ouvrage paru : Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé (Actes Sud, 2024).