
Demna Gvasalia, qui quitte Balenciaga pour devenir directeur artistique de Gucci, après avoir été nommé lauréat du prix du créateur international de prêt-à-porter lors des British Fashion Awards 2016 à Londres. Daniel LeaL/AFP
« Demna nommé directeur artistique de Gucci ! Wow ! » commentait mercredi dernier la critique de mode Suzy Menkes sur son compte Instagram. Comment interpréter ce « Wow » ? Surprise ? Admiration ? Étonnement ? Sans doute les trois à la fois, l’admiration relevant du choix extrême de Kering pour redresser une marque qui fut le fleuron absolu du groupe avant d’accuser un mystérieux désamour. Le créateur géorgien Demna Gvasalia fait partie de la maison, puisqu’il est depuis 2015 le directeur artistique de Balenciaga, une autre marque vedette de Kering.
Le quadragénaire, qui a vécu durant son adolescence les restrictions de l’URSS, s’est pris de passion pour la mode dans les magazines allemands, puis en suivant le chemin d’exil de sa famille en Europe. Diplômé de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, il se fait très vite remarquer en fondant sa marque, Vêtements, en 2014. Son concept consiste à diriger un collectif de créateurs qui vont bouleverser les codes du luxe avec des pièces inspirées du streetwear, du détournement et de la culture underground. Les collants recouvrant les bottes, les imprimés à petites fleurs inspirés des robes en série, modèles invariables proposés dans les coopératives communistes, c’est lui.
Sa vision séduit le groupe Kering fondé par François Pinault, qui l’engage dès 2015 en qualité de directeur artistique de Balenciaga. Les exigences de l’industrie sont telles que la surenchère d’audace et de nouveauté atteint une certaine outrance et le faux pas survient en 2022. Cette année-là, au mois de novembre, Balenciaga publie une série de photos mettant en scène des enfants tenant des sacs en forme d’ours en peluche habillés avec des harnais et accessoires inspirés du BDSM. Beaucoup y ont vu une imagerie inappropriée associant des enfants à des thèmes fétichistes. Dans la même veine, une autre publicité montre un sac Balenciaga posé sur des documents juridiques. En zoomant, certains internautes ont découvert qu’il s’agissait d’un extrait d’une décision de la Cour suprême des États-Unis sur la pédopornographie (United States v. Williams). Balenciaga clôt pourtant l’incident en limitant les remous, présente des excuses et intente une action en justice contre l’agence de production North Six et le décorateur Nicolas Des Jardins, les accusant d’avoir inclus ces documents sans leur approbation. Cependant, cette stratégie a été mal reçue, certains considérant que la marque cherchait un bouc émissaire. Toujours est-il que Demna Gvasalia, qui a réduit son nom à Demna, poursuit sa mission de directeur artistique de la marque fondée par l’Espagnol Cristobal Balenciaga dont la sobriété – voire l’austérité – et le style architectural ont profondément marqué l’histoire de la mode.
Cependant, Gucci, sous la direction du tout aussi extrême Alessandro Michele accuse un petit plomb dans l’aile. Kering se sépare en 2022 de ce directeur artistique qui a pourtant fait son succès, notamment auprès d’une jeune clientèle asiatique éprise de son univers où se mélangent réminiscences enfantines et bling-bling maîtrisé. Entre en scène Sabato De Sarno dont l’approche plus classique ne réussit pas à séduire la clientèle. Les ventes baissent de 6 % et la marque continue à perdre de son attrait dans un contexte de concurrence féroce, de baisse de consommation des produits de luxe et de ralentissement économique en Asie. Aussi, la mutation de Demna en interne, de Balenciaga à Gucci, a-t-elle eu l’effet d’un coup de tonnerre. Réussira-t-il là où de prestigieux prédécesseurs ont échoué ? Quel sera son apport ? Quel coup de baguette magique lui permettra-t-il de reconquérir un public qui s’éloigne ? Parviendra-t-il à inverser la tendance baissière d’une maison dont l’ADN ressemble à un rail de montagne russe ? À peine sa désignation est-elle annoncée que les actions de Kering plongent de 12 %. Seul l’avenir dira si ce choix est stratégique. Mais l’avenir, dans la mode, c’est déjà demain. Wow !