
D.R.
Question 7 de Richard Flanagan, traduit de l’anglais par Serge Chauvin, Actes Sud, 2024, 288 p.
Nous sommes tous le fruit d’une série d’évènements aussi fortuits qu’inévitables. Chacun de nous aurait pu ne jamais voir le jour si un seul de ces évènements avait manqué ; et pourtant, l’ensemble de cette série ne forme qu’une chaîne dont chaque maillon est irrémédiablement lié au précédent. C’est précisément cette idée qui constitue le cœur de Question 7 : idée toute simple selon laquelle si tel événement ne s’était pas produit, tel autre n’aurait pas suivi, et je ne serais pas né, mais rendue de manière si magistrale par le romancier australien Richard Flanagan. Il s’agit d’une œuvre puissante et profondément originale, mêlant histoire et autobiographie, et soulevant peut-être la plus cruciale des questions, à savoir : que signifie être en vie ?
Cela signifie d’abord que nous sommes le fruit d’un concours de circonstances si improbables qu’il relève presque du miracle. Richard Flanagan en est lui-même l’illustration : il retrace la suite d’événements qui ont conduit à sa naissance, révélant ainsi à quel point sa venue au monde tenait du pur hasard.
Tout commence en 1912 par un baiser entre H. G. Wells, l’un des pères de la science-fiction, et la jeune écrivaine Rebecca West. Troublé par l’intensité des sentiments qu’elle lui inspire, le célèbre auteur s’enfuit en Suisse où il écrit La Destruction libératrice, un roman nourri des dernières avancées en physique atomique, dans lequel, transfigurant sa peur de l’amour, il imagine une arme capable d’anéantir le monde : la bombe atomique, un terme qu’il a lui-même forgé.
Cette bombe atomique fictive serait à l’origine de celles, trop réelles, larguées sur Hiroshima et Nagasaki – du moins selon l’hypothèse audacieuse de Richard Flanagan. En effet, si le physicien hongro-américain Leo Szilard n’avait pas lu le roman de H. G. Wells, il n’aurait sans doute jamais développé le concept de réaction nucléaire en chaîne, puis, terrifié par ses possibles applications, n’aurait pas non plus rédigé la lettre qu’Einstein signa et qui fut adressée au président Roosevelt, l’avertissant que les Allemands pourraient développer des bombes nucléaires et lui recommandant que les États-Unis lancent leur propre programme nucléaire (ce qui mena au fameux projet Manhattan, à la création de l’arme nucléaire et, en fin de compte, aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki).
Si l’aviateur américain Thomas Ferebee n’avait pas largué une bombe atomique sur Hiroshima, faisant entre 60 000 et 140 000 morts sur le coup, le sergent Flanagan, prisonnier de guerre des Japonais, réduit en esclavage et contraint de travailler à la construction de la ligne Siam-Birmanie (Chemin de fer de la mort), aurait sans nul doute péri et son fils Richard ne serait pas né une quinzaine d’années plus tard : « Peut-être que la poésie ne fait rien advenir, mais c’est un roman qui a détruit Hiroshima et sans Hiroshima il n’y a pas de moi et les mots que vous lisez s’effacent et moi avec eux. »
Il avait donc fallu toute cette succession d’événements – cette réaction en chaîne, à la fois loufoque et tragique, partie d’un baiser pour aboutir à des dizaines de milliers de morts, anéantis en un instant, ne laissant nulle trace – pour que Richard Flanagan vienne au monde et écrive Question 7… et pour que ce simple compte rendu soit rédigé. Richard Flanagan n’est pas une exception ; il en va de même pour tout un chacun : nous sommes tous le produit d’innombrables événements hautement improbables, et pour que chacun de nous naisse, il a fallu que tant d’autres meurent, parfois dans des souffrances effroyables. Quelle morale en tirer, si ce n’est que notre existence est le pur caprice d’un univers insensé ? Et que cette existence est peut-être le plus grand des miracles ?