
D.R.
Awrat fil jiwar (Délire aux alentours) d’Amir Taj al-Sir, Naufal-Hachette Antoine, 2025, 136 p.
Le vingt-quatrième opus Awrat fil jiwar (se traduirait, librement de l’arabe, par « Délire aux alentours ») d’Amir Taj al-Sir est un roman pas comme les autres dans le monde de la littérature arabe. Pour exprimer toutes les facettes du Soudan, entre histoire, légendes et modernité, un conte aux récits innombrables. Tels les maillons de haletantes narrations à la Schéhérazade. Ou bien comme les matriochkas, ces poupées russes en bois emboîtées. Un drôle jeu de saute-mouton qui emmène le lecteur de surprise en surprise, et révèle le Soudan comme jamais perçu !
Par-delà les turbulences des intermittences de cœur entre un homme et une femme, ce livre scanne, avec un humour grinçant et un sens corrosif de la cocasserie et de la dérision, les profondeurs arides d’une terre ancestrale. Une terre héritière d’une histoire multiple. C’est la voix pour traduire les diverses facettes d’un pays où voisinent pauvreté, maladie, vie de réfugiés, travailleurs de la terre, quotidien des femmes, droit aux rêves, beauté de la nature, paysages de poussière, ignorance, conflits de guerres, mythes venus de la Nuit des temps. Bref, tous les problèmes, le passé populaire et les aspirations sociaux d’un univers contemporain qui se débat avec une actualité mobile et changeante.
Un livre au souffle court mais dense et riche, qui dépasse l’aspect documentaire en s’appuyant sur la fertile et vagabonde imagination d’un auteur au bagout intarissable et à l’érudition remarquable.
Né en 1960 au nord du Soudan, formé à l’Université de Tanta en Égypte, ainsi qu’au British Royal College of Medicine en Angleterre, cet écrivain, mordu par l’écriture qu’il qualifie de « maladie incurable », fait la belle alliance du serment d’Hippocrate et d’un littérateur chevronné. En plus d’un quart de siècle, son œuvre littéraire est considérable et retentissante. Installé à Doha au Qatar, cet infatigable médecin, rompu à la tâche, est au sommet de la pyramide des gens de lettres arabes, à proximité, entre autres, de Tayeb Saleh, Naguib Mahfouz, Driss Chraïbi et Taha Hussein… Traduit en plusieurs langues étrangères, il a à son actif plusieurs récompenses et prix. Outre le Prix Cheikh Zayed, on évoque sa nomination pour le prestigieux prix international Katara pour la meilleure fiction arabe. Parmi ses grands succès, on cite Parfum français, Télépathie, La Station des enchanteresses, Ebola 76 et Des fleurs dévorées par le feu. Son ouvrage Gardiens de la tristesse est entre les mains des élèves émiratis, maghrébins et britanniques, car il a été inclus dans le système éducatif scolaire. Tout comme chez nous, au pays du Cèdre, pour Touyour Ayloul de feu Émilie Nasrallah…
Fidèle à ses nombreux thèmes favoris pour jeter une lumière de transparence, de vérité historique, géographique et culturelle sur le Soudan, son dernier roman Awrat fil jiwar, reprend comme un tir groupé et un leitmotiv élargi, tous les sujets chers à son cœur et à sa plume. Une plume qui se nourrit de chaque grain de sable, de poussière et de pluie, si rare, d’une terre particulière dans sa richesse, sa diversité, son indépendance et sa spécificité.
Tout part d’un fait divers, une simple histoire d’amour : Chahed Hassan, chauffeur livreur de marchandises sur un truck Lorry sillonne les routes du troisième pays d’Afrique entre Khartoum et Omdourman. Et brusquement, les roues et le guidon de cet énorme véhicule, par-delà les hameaux du rif ou les artères et ruelles des villes, au lieu de livrer confiseries et victuailles à destination, se dirigent vers la maison d’une femme mariée, autrefois passionnément aimée ! Douce nostalgie d’une tendresse et chaleur humaine pour mieux redécouvrir un pays, un paysage, une patrie, une population, le sens de l’autre, de l’humanité, de l’universalité.
Le ton de cette pseudo-fabulation, comme une virée dans les chemins de traverse au cœur du labyrinthe de l’histoire, est donné par la couverture de l’ouvrage… Un chien, avec nœud de papillon, arborant une élégante robe bariolée avec collerette et manches en dentelles fixe le lecteur ! Et pourtant, aucune présence de chien dans ce roman à l’étrange triolisme de surréalisme, réalisme et onirisme ! Il n’y a que ce chauffeur dévoyé de son travail qu’on nomme justement « le chien libre ». Tant son parcours et ses démarches sont imprévisibles. Une raison pour livrer l’identité soudanaise, avec de petits portraits incisifs et truculents, témoins du combat de la période colonialiste avec les britanniques, les affres de la famine, les luttes tribales, l’enchantement de décrire la fabrication de la poterie et des objets en grès broyés. Et en filigrane, jamais perdus de vue, deux amants qui n’arrivent plus à se retrouver…
Dans une structure originale et aux confins fantaisistes, écrit dans une langue arabe à la fois fluide, châtiée, parfois familière, mêlant poésie populaire et strophes ciselées, il y a dans ce livre, peut-être le plus accompli d’Amir Taj al-Sir car celui de la maturité, une approche littéraire inédite.