Critiques littéraires

Guérir de la guerre

De la guerre, la modernité résiste aux exaltations épiques, aux chants de victoire comme aux déplorations de la défaite. C’est à l’humanité des femmes et des hommes que revient la place centrale. À leurs enfants surtout.

Guérir de la guerre

© Florence Brochoire

La Mère des palmiers de Nasim Marashi, traduit du persan (Iran) par Julie Duvigneau, Zulma, 2025, 288 p.

Nasim Marashi, après l’évocation de la socialité de la jeunesse urbaine, confrontée à des choix de vie dans L’Automne est la dernière saison (Zulma, 2023, publié originellement en 2014), raconte le moment où la guerre est présumée terminée, et où ne subsistent encore que des stigmates. Les femmes sont au centre de cette situation, tant d’hommes ayant disparu, durant le conflit contre l’Irak. Au début du roman, qui est proche du dénouement, parent en cela de la tragédie, neuf ans après la fin des batailles, un travailleur du pétrole, vient chercher sa femme dont il a appris qu’elle vivait dans une communauté de femmes, sur une île dans les marais du delta de l’Euphrate et du Tigre, une palmeraie autrefois prospère, désormais brûlée. La femme est partie, chassée par le mari, à la suite d’une tragédie dont on apprend progressivement l’enchaînement. Ces figures, à la fois hiératiques et imprégnées des soucis du quotidien, sont bouleversantes. L’histoire se déploie dans l’attente de la rencontre.

À Khorramchahr, sur les bords du Chatt el-‘Arab, Naval, épouse de Rassoul, voit son fils, encore un bébé, mourir dans ses bras au début de la guerre. Elle perd aussi les membres de sa propre famille. Plus tard, et ailleurs, Naval donne naissance à deux filles, Amal et Anisse, mais son esprit est resté dans la ville dont elle peine à croire qu’elle n’existe plus. Il lui faudra un jour marcher dans les gravats et gratter les débris pour retrouver ce qui aura été sa maison. Même si le sang a séché, Naval le voit et le sent encore couler. Elle conserve en elle le souvenir des bougainvillées rouge vif qui étaient ses repères, dans Khorramchahr. Son paysage mental est planté de fleurs.

L’après-guerre est le temps des grandes tristesses où l’être ne peut réaliser qu’à force de silence, il n’a plus goût au chant ni à la célébration de la vie. La guerre a fait perdre pied, c’est-à-dire la confiance dans le monde. Le couple est le témoin des désastres, des êtres dont les visages sont détruits, des prisonniers qui rentrent hâves et estropiés. Les femmes qui vivent seules sur l’île ont perdu leurs proches. Face à ces horreurs sans nom, elles accomplissent un pas de côté, et se déprennent de réalités mortifères. Elles ne mettent plus bas, ne donnent plus de lait. Leur marche fait cependant vibrer la terre.

Et alors qu’impatient – il demande puis exige de voir sa femme pour la ramener –, Rassoul ne comprend pas pourquoi ces femmes qui semblent flotter au-dessus des sables, le font patienter, alors qu’il est pressé, pourtant « après toutes ces années », et qu’il considère inconvenant d’être le seul homme dans ce village des femmes. Il est accompagné de son fils, Mahziar. Un garçon reconnu, pensait autrefois Naval, « pour remplacer celui qui était mort. Pour remplacer tous les hommes que la guerre lui avait pris ». C’est à ce moment du récit que la chronique des tourments bascule dans l’égarement, puisque ce garçon a une origine particulière, qu’il est lui-même substitué à une fille, née sous césarienne, Tahani (ce qui en arabe signifie « Félicitations »), au destin meurtri. Tandis que sur l’île, Rassoul attend très lentement, une autre réalité que celle avec laquelle il a mené un corps à corps qui devait le conduire à sortir de sa condition : études universitaires, col blanc, accession à la modernité. Et puis la charge d’une famille, avec autorité et souvent violence, et des sacrifices qui font encore couler le sang. Pendant l’attente, il subit une initiation à la déprise lors d’une tempête de sable, ainsi qu’à l’attention dénuée d’obligations sociales des paroles des femmes. C’est cette déprise qui lui fait observer les arbres abîmés : « Les dattiers se tenaient devant lui, avec leurs gros troncs, comme une armée d’hommes sans tête, fermes et pétrifiés, qui se seraient enfoncés dans la terre. » Naval veille sur eux et par son attention sensible, ils se régénèrent, lentement, donnant des petits. C’est cette maternité d’un autre règne que Rassoul, être minéral, et Naval, qui a vu dans son enfance partir sa propre mère, finissent par reconnaître : celle de régénérations possibles, des enfants comme des arbres, voire des paysages tout autant intérieurs que des ruines.


La Mère des palmiers de Nasim Marashi, traduit du persan (Iran) par Julie Duvigneau, Zulma, 2025, 288 p.Nasim Marashi, après l’évocation de la socialité de la jeunesse urbaine, confrontée à des choix de vie dans L’Automne est la dernière saison (Zulma, 2023, publié originellement en 2014), raconte le moment où la guerre est présumée terminée, et où ne subsistent encore que des stigmates. Les femmes sont au centre de cette situation, tant d’hommes ayant disparu, durant le conflit contre l’Irak. Au début du roman, qui est proche du dénouement, parent en cela de la tragédie, neuf ans après la fin des batailles, un travailleur du pétrole, vient chercher sa femme dont il a appris qu’elle vivait dans une communauté de femmes, sur une île dans les marais du delta de l’Euphrate et du Tigre, une palmeraie autrefois...
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