Critiques littéraires

Pierre Michon : le grand retour aux origines

La sortie du dernier livre de Pierre Michon, colosse littéraire, monument national dont la publication en bibliothèque de la Pléiade est acquise, risque de désarçonner. Jouant de son prestige pour mieux le mettre à mal, Michon démystifie l’art littéraire pour mieux le réinventer.

Pierre Michon : le grand retour aux origines

D.R.

J’écris l’Iliade de Pierre Michon, Gallimard, 2025, 272 p.

Sa forme est le fragment. Des textes dont on ne saurait dire de prime abord ce qui fait leur unité. Alternant des « souvenirs de jeunesse » et une réécriture de L’Iliade, balançant entre monde contemporain et monde antique, J’écris l’Iliade s’offre tous les culots.

Au lecteur d’abord, l’auteur entend se révéler sous son vrai jour : de son propre aveu il est un érotomane patenté. Ainsi le premier texte ouvrant le livre – Hoplite – conte-t-il l’accouplement entre le jeune Pierre Michon se rendant à Lyon pour faire ses trois jours et une femme lubrique, passagère d’un train de nuit. « Je me retournai vers elle : elle s’était affalée, cambrée et exposée haut à la façon des bêtes, au milieu du siège où s’enfouissaient ses cheveux de soie sur lesquels sèchement je rejetai sa jupe. » Provocation gratuite ? Épate bourgeois ? L’auteur des entretiens du Roi vient quand il veut (Albin Michel, 2007) a dépassé depuis longtemps la volonté de choquer. Il tend plutôt à se montrer nu. Et certains coïts, cosmiques qu’ils sont, demeurent pour lui inoubliables. Belle entrée en matière.

Ainsi, le texte suivant, à mille lieux du premier, décrit Homère vieilli et décati, tout proche de la mort, « inutile d’ajouter qu’il n’a plus de dents », qui est visité par un de ses personnages, Hélène, « la reine de Lacédémone. La catin de Troie. Il sait qu’il l’a inventée ». Et le texte qui s’ensuit de faire revivre l’épopée homérique et la fureur de ses combats : « J’entends le martellement doux des pierres à aiguiser sur les épées, dans les trêves d’après-midi brûlantes. Je les vois incliner l’outre de vin noir avant la charge, avec précaution pour ne pas remuer la lie. » Ce qu’il faut de culot pour réécrire L’Iliade ! Mais rien de plus naturel pour Michon qui y voit là un droit absolu. Gare, ce n’est ni pour en faire un pastiche, ni pour rendre un hommage à la grandeur littéraire sur laquelle Michon est très sceptique qu’il s’autorise à devenir Homère mais afin d’établir un dialogue, de créateur à créateur, entre l’aveugle et le voyant. De nuit. De jour. La littérature pour Michon est ce qui se détruit et se réinvente continuellement.

Voilà comment est fait ce drôle de livre. À sauts et à gambades, aurait dit Montaigne. Selon un bon plaisir qui est aussi une douleur car chaque texte, qu’il s’agisse d’un périple en Italie gorgé de pastis ou d’un corps à corps entre une déesse et un taureau, qu’il s’agisse du rêve de tuer l’homme qui vous a piqué votre maîtresse ou d’un échange entre Homère et ses personnages, toujours Pierre Michon cherche l’étincelle.

Qu’est-ce qui fait littérature ? Le profane autant que le sacré, le laid au même titre que le beau, le dérisoire comme l’utile, finalement le faux autant que le vrai. Suffit de provoquer l’étincelle pour qu’un feu jaillisse. A priori ces textes assemblés n’ont rien à voir les uns avec les autres. Mais voyons qu’ils ont en partage les obsessions à l’œuvre dans tous les livres précédents de l’auteur : le texte « Hélène » rejoue trait pour trait la scène primitive de La Grande Beune (Verdier, 1995), une femme fardée se donne à un homme en pleine forêt dans l’ornière d’un chemin creux. Et ce qu’en dit Michon : « Jusqu’à aujourd’hui – j’ai presque quatre-vingts ans – cette scène exacte du chemin creux, je l’ai répétée en boucle, et je ne cesserai de la répéter. » De même que le texte J’invente un Dieu refait paraître Robert, Victor, Lucien, des hommes simples, piliers de comptoir, magnifiques alcooliques porteurs de mille histoires, tous Homère à leur façon, qui ont les mêmes allures de prophètes que les simples gens des Vies minuscules (Gallimard, 1984).

Le vrai dénominateur commun de J’écris l’Iliade, c’est peut-être « le sexe, la guerre, l’art ». Trilogie mortelle qui revient toujours aux origines. Dans J’écris l’Iliade, Michon cherche « leurs alliances secrètes » tout aussi présentes dans une boutique de couturière d’Availles-Vilaine en Bretagne où sa mère exerçait durant les années cinquante, que chez Alexandre le Grand arrivé aux confins du monde « regardant le sommet interminable du temple de Marduk perdu dans les étoiles ».

Appréhender le pouvoir de la littérature partout où il se trouve, c’est ce qui fait de Pierre Michon, quelle que soit la forme que prennent ses livres, un aède éternel. « Le langage a été donné pour porter le bonheur à son comble comme on porte un fer au rouge ». Michon qui est en bonne voie pour la béatification littéraire veut encore jouer les trouble-fêtes, tout brûler et tout recommencer depuis le début. Retourner à l’origine du monde littéraire : L’Iliade est la matrice de tous les textes. Y plonger, c’est y renaître.

J’écris l’Iliade de Pierre Michon, Gallimard, 2025, 272 p.Sa forme est le fragment. Des textes dont on ne saurait dire de prime abord ce qui fait leur unité. Alternant des « souvenirs de jeunesse » et une réécriture de L’Iliade, balançant entre monde contemporain et monde antique, J’écris l’Iliade s’offre tous les culots.Au lecteur d’abord, l’auteur entend se révéler sous son vrai jour : de son propre aveu il est un érotomane patenté. Ainsi le premier texte ouvrant le livre – Hoplite – conte-t-il l’accouplement entre le jeune Pierre Michon se rendant à Lyon pour faire ses trois jours et une femme lubrique, passagère d’un train de nuit. « Je me retournai vers elle : elle s’était affalée, cambrée et exposée haut à la façon des bêtes, au milieu du siège où...
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