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Sarah Jollien-Fardel : « Que peut vouloir de plus quelqu’un qui doit mourir un jour… »

Rencontre avec la romancière suisse Sarah Jollien-Fardel, qui revient avec un récit dense et puissant, La Longe (Sabine Wespieser, 2025).

Sarah Jollien-Fardel : « Que peut vouloir de plus quelqu’un qui doit mourir un jour… »

© Philippe Matsas

Après le succès retentissant de son premier roman, Sa Préférée (Sabine Wespieser, 2022), lauréat du prix Fnac et choix Goncourt de la Suisse, la romancière suisse Sarah Jollien-Fardel revient avec un récit dense et puissant, La Longe (Sabine Wespieser, 2025). La typographie y démarque les temporalités, l’italique correspond au moment où l’héroïne, Jeanne, est attachée à une longe, dans un mayen (ou chalet), et où elle refait peu à peu surface en retrouvant le goût des mots, des autres, de la nature. « La beauté est toujours une réponse. »

Entre ces passages en italique, le passé de Rose, son enfance dans le Valais, le suicide de sa mère, puis l’accident qui a causé la mort de sa fille de huit ans, Anna. Dans cette traversée des ténèbres de Rose, accompagnée par son mari Camil, sa famille proche et quelques amis, l’héroïne revisite ses souvenirs, la construction de ses liens, le sens de son existence.

Le lecteur embrasse dès les premières phrases la route caillouteuse de cette plongée existentielle, dans un cadre montagneux magistral et saisissant, construit par une syntaxe douce ou abrupte, à l’image des massifs alpins. Les idiomes valaisans actualisent l’ancrage du récit dans un terroir dessiné avec délicatesse et affection. Les personnages sonnent juste, dans leurs silences, leurs postures, leurs gestes, leurs failles, et leur élan pour vivre ensemble. « Nous venons de la terre, cultiver ses légumes, récolter son miel, tricoter un pull en laine, ébourgeonner la vigne ou laisser passer un orage, tout cela a du sens. » La montagne, rude ou riante, sa faune, sa flore, ne sont pas décoratives, elles sont partie prenante dans le cheminement des personnages, qu’elles portent à leur façon. « Le tourbillon des premiers flocons, magie de l’isolement, neige vierge de traces humaines, bruit étouffé des pas. »

La Longe propose une expérience de lecture intense, sous-tendue par un parcours de chansons égrenées au fil du récit. Cortez the Killer, Bird Gerhl, No Surprises, Broken Hearts sont comme des points d’orgue que l’on se surprend à écouter au creux des interstices de la progression romanesque, dans le prolongement des émotions partagées. La Longe tisse au fil des pages une ode à l’enfance, à l’amour, et à la transmission, directe et indirecte. « Que peut vouloir de plus quelqu’un qui doit mourir un jour et qui, guidé par la main de sa mère, ne le sait pas encore ? »

Quels sont les moments fondateurs qui vous ont guidée vers l’écriture ?

J’ai brûlé tous mes écrits, mais Sa préférée, je l’avais envoyé par mail, il a été sauvegardé. Je l’ai écrit en 2017, j’avais écrit plusieurs autres textes que je n’ai jamais fait lire à des éditeurs, mais celui-là, je n’arrivais pas à le lâcher. Je trouvais qu’il tenait, et ce fut un moment de bascule.

Rédactrice en chef d’un magazine littéraire pour libraires en Suisse, j’ai interviewé le 7 février 2022 l’auteur Robert Seethaler, édité chez Sabine Wespieser. À la fin de notre long entretien, il m’a dit soudain avec insistance : « Toi, tu écris. » Ma future éditrice a proposé de lire le tapuscrit de Sa Préférée, et c’est allé très vite. En avril, il était imprimé. J’ai toujours eu beaucoup d’appétence pour la lecture et le milieu littéraire, et j’ai vite réalisé qu’être sur la première liste du Goncourt, ou gagner le prix Fnac, c’était exceptionnel.

Peut-on considérer qu’un des fils qui relient vos deux romans concerne la douleur de la perte qui s’incarne par le suicide ou l’accident ?

Je découvre certains points communs par les remarques des lecteurs ou des journalistes. J’ai des obsessions, des sujets qui reviendront plus ou moins dans chaque livre, qui sont des histoires de vies, c’est l’humain qui m’intéresse. La mort fait partie de la vie, la violence aussi, la famille, ce sont des thèmes récurrents. Ce fut compliqué de faire un deuxième livre, je ne voulais pas réitérer un roman qui avait marché et en faire un système. Tout cela se passe pendant l’écriture, heureusement que je n’y pense pas, sinon je n’écrirais pas.

Le thème de la mort m’a toujours travaillée, j’ai connu beaucoup de décès depuis mon enfance. J’étais très impressionnée par nos rites, notre cérémonial mortuaire. Dans les années 70, en Valais, on laissait les cercueils ouverts dans les maisons, il y a de quoi vous marquer. À partir du moment où j’ai eu des enfants, j’ai imaginé la possibilité de les perdre, pour moi ce n’est pas un tabou. Je sais que cet aspect retient certains lecteurs lorsqu’ils lisent la quatrième de couverture. J’ai toujours pensé qu’on se relevait de la mort d’un enfant même en restant cabossé, peut-être est-ce pour ne pas trop souffrir.

Dans quelle mesure les mots sont-ils un espace de réparation pour vos personnages ?

Dans Sa préférée, je citais dans le parcours de la narratrice, Jeanne, les romans qu’elle lit, en les situant très bien dans les années 70. La première librairie de notre canton a ouvert dans la ville principale en 1984. Auparavant, on allait à la bibliothèque, ou dans des grands magasins pour nos lectures. Dans ma génération, on a eu à peu près le même parcours de lecture, Fantômette, la Comtesse de Ségur, Le Club des 5, Alice, puis on est passé aux lectures pour adultes. Dans une région rurale, ce sont de grandes saga, les récits de Guy des Cars, il n’y avait pas ce que l’on trouvait dans des grandes villes. Pour moi, lire a toujours été comme de la nourriture, que l’on savoure.

La lecture n’est pas uniquement réparatrice. Dans le cas de Rose, elle lui permet de renouer avec la vie et avec les autres. Elle était vraiment repliée sur elle-même en pensant qu’elle détenait le monopole de la douleur, et elle renaît à la vie grâce aux lectures d’Hélène.

Vous êtes-vous inspirée de votre histoire pour dépeindre votre grand-mère qui tient un rôle essentiel dans le parcours de Rose ?

Beaucoup d’éléments du roman sont tirés de mon histoire  ; le fait que Rose soit détenue permet une introspection, une réminiscence des souvenirs. Comme j’ai ancré l’histoire dans un lieu que je connais car il est fondateur pour moi, c’est une façon de solliciter ma mémoire. Je fais quelques vérifications avec la faune ou la flore, pour être sûre des périodes. Toute la description physique des femmes de cette époque-là, qui étaient faites d’un bloc, est écrite en fermant les yeux et en imaginant ma grand-mère et plein d’autres. J’ai beaucoup d’angles morts quand j’écris. Une fois publiée, je me suis rendu compte que je n’avais pas réalisé que j’avais vécu certains éléments, ou qu’ils concernaient mon entourage.

La longe permet à Rose de se poser et d’être en lien avec les autres. Tout en étant maintenue, l’héroïne repart, puis revient, la charge métaphorique est forte. Le lien avec les anciens, la transmission, sont très importants pour moi. Dans le parcours de Rose on voit qu’on peut se remettre de la mort de sa mère qui est peut-être plus naturelle, même si c’était un drame. Mais se remettre de la mort de sa fille a été difficile : est-ce lié au double deuil, à la douleur qui s’ajoute à la douleur ?

Les personnages masculins la soutiennent aussi vraiment, notamment avec cette histoire d’amour qui n’était pas voulue. Quand j’écris, j’ai vraiment le début, les personnages que je rencontre et le point de fuite. Entre deux, il se passe des choses que je ne maîtrise pas forcément. Rose est très proche des femmes de sa famille, et puis il y a cet amour puissant, avec peu de mots et des silences, qui est vraiment sincère, profond avec Camil : il est capital dans sa remontée des ténèbres.

Comment votre écriture s’ancre-t-elle dans le paysage valaisan qui est comme une matrice dans vos textes ?

En effet c’est une matrice. Un libraire de Pau me parlait récemment des accointances entre mon écriture et les paysages dépeints. Lorsque je me déplace en librairie dans des régions marquées par une identité forte et très présente, comme la Bretagne ou le Pays Basque, le sujet revient souvent. Est-ce que le fait d’avoir beaucoup de nature nourrit la force de l’identité et du tempérament ?

Mon texte est très ancré dans le Valais, il y a des subtilités que seuls les Valaisans comprennent entre la rive droite et la rive gauche où il n’y a pas tout à fait la même minéralité. J’ai eu envie de parler de ces deux rives, traversées par le Rhône. Je ne pense pas qu’à 25 ans j’en aurais parlé comme ça. Je suis très attachée à ces lieux parce que je suis partie longtemps, enfin j’ai plutôt voulu fuir, puis je suis revenue. Dans les années 80-90, nous sommes nombreux de ma génération à avoir voulu nous éloigner de ces lieux assez fermés.

Dans La Longe, la ville du canton à laquelle on fait référence, c’est Sion. Les lieux que je décris s’inspirent d’espaces que je connais. Comme les hauteurs où se trouve le mayen, qui correspond à un lieu auquel on accède en raquettes. Le village d’enfance renvoie à un endroit où il y a bien une chapelle aux murs peints que je trouve magnifique.

La Longe est-elle aussi un espace de l’exploration du pire ?

Je ne sais pas si c’est vraiment le pire. Lorsqu’un enfant devient un tueur ou un djihadiste parce qu’il a perdu ses repères, c’est monstrueux et je ne sais pas comment on peut se relever d’un événement pareil. Il y a aussi les souffrances avec un enfant qui sombre dans la drogue, avec qui on ne peut plus communiquer, peut-être que parfois on préférerait qu’il soit mort. On imagine toujours la mort comme ultime souffrance des parents, mais il y en a bien d’autres. Dès la naissance de mes enfants, j’ai pensé au fait qu’ils pourraient disparaître, et c’est pour ça qu’on les aime. On vit de la manière dont on vit parce qu’on sait qu’on va mourir, et l’attachement existe peut-être pour cette même raison. Comment vivrait-on si on ne le savait pas ? On serait comme des chiens ou des chats, les histoires de transmission n’existeraient pas.

Comment avez-vous imaginé cette expérience de lecture sous-tendue par des chansons de l’époque ?

J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire La Longe que je situe à nouveau dans une période que je connais bien, c’est plus facile de faire remonter mes propres sensations. J’ai jalonné de musiques que j’ai écoutées à cette période-là, car on a à peu près le même âge avec Rose. À l’époque, je lisais même avec le walkman  ; quand on est jeune, la musique est tout le temps présente.

La dimension sonore est essentielle  ; quand j’écris, je me mets dans un état particulier, et si je ne l’ai pas au réveil, je relis à voix haute, seule ou avec mon mari. Si je suis assez bavarde dans la vie, je n’aime pas les livres bavards, prétentieux, qui s’écoutent écrire.

La Longe de Sarah Jollien-Fardel, Sabine Wespieser, 2025, 160 p.

Après le succès retentissant de son premier roman, Sa Préférée (Sabine Wespieser, 2022), lauréat du prix Fnac et choix Goncourt de la Suisse, la romancière suisse Sarah Jollien-Fardel revient avec un récit dense et puissant, La Longe (Sabine Wespieser, 2025). La typographie y démarque les temporalités, l’italique correspond au moment où l’héroïne, Jeanne, est attachée à une...
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