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Lifestyle - Photo-roman

Plusieurs Liban en une seule journée

Jamais un événement comme l’assassinat de Hassan Nasrallah, et surtout ses funérailles du 23 février, n’auront révélé en l’espace d’une journée seulement à quel point un pays aussi petit que le Liban est capable d’être morcelé.

Plusieurs Liban en une seule journée

Photo Lana Daher

Dimanche 23 février 2025, Ghobeyri, banlieue sud de Beyrouth. À peine réveillée ce matin-là, A. savait déjà que ce serait la journée la plus triste de sa vie. En croisant son reflet dans le miroir de sa salle de bains, à mesure qu’elle rangeait sa chevelure dans un voile noir, elle avait l’impression de revoir les mêmes traits mous, le même regard flottant, la même expression, la même vulnérabilité, le même vide que le jour de l’enterrement de son fils, victime de la guerre de juillet 2006, dont il ne reste plus qu’un portrait muet accroché à un mur du salon. Après la mort de son fils, après avoir connu le pire, A. était persuadée qu’elle ne vivrait plus jamais une telle tristesse.

Et pourtant, ce matin du 23 février, cette même et insondable tristesse s’était réactivée. À la seule différence que cette fois-ci, les mots, la voix du sayyed manquaient. Rien ni personne ne pouvait la consoler. Dans son miroir, son visage contenait à lui seul un paysage intime sinistre et sinistré. Il était le reflet de son village du Sud réduit à rien. Le reflet de son quartier effacé de Ghobeyri. Entre le 27 septembre 2024, date de l’hallucinant assassinat de Hassan Nasrallah, et ce dimanche 23 février 2025, A. était restée coincée dans son deuil, quelque part entre choc et déni. En vrai, jusqu’à ce 23 février, pour A., Hassan Nasrallah n’était pas mort.

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Trop irréel pour être mortel

D’ailleurs, même après avoir rejoint les gradins de la Cité sportive Camille Chamoun, quelque chose au fond d’elle-même voulait continuer à croire que le sayyed réapparaîtra, qu’il sortira de nulle part dans l’un de ces coups de théâtre dont lui seul avait le secret. Et que tout reviendra. Que tout sera comme avant. Quand soudain, des bribes de discours de Hassan Nasrallah avaient été projetés sur les écrans géant, A. avait goûté une dernière fois à l’adrénaline dont seules ces cordes vocales de fer, dans leur intonation de velours, suffisaient à l’inonder. Tout lui était revenu, ces allocutions qui rythmaient sa vie depuis 1992 et dont elle connaissait chacun des mots par cœur. Ils étaient sa boussole, son atlas, son mode d’emploi, sa doctrine, son école, sa religion. A. s’était souvenue de ce que ça lui faisait de voir apparaître le sayyed à l’écran, cet envoûtement resté intact au fil des années, et la moindre de ses syllabes qu’elle buvait comme un élixir. A. s’était souvenue de ce que ça lui faisait de l’entendre parler, avec à chaque fois cette folle impression que chacun de ses mots avait été écrit et prononcé pour elle. Comment faire maintenant qu’il n’est plus là ? Comment vivre sans lui ? Comment un homme si irréel peut-il être mortel ? Comment un être humain peut-il être si présent, si là, dans son absence la plus absolue ? se demandait-elle tout au long de cette cérémonie. En plus d’avoir tout perdu, son village au Sud, tous les repères de son quartier de Ghobeyri, ce dimanche-là, A. devait ingérer l’idée d’avoir à la fois perdu l’homme qui donnait un sens à sa vie, le sens de sa vie, et d’avoir perdu le Liban qu’il incarnait. Un Liban qu’il pouvait remuer et retourner à la force de son index levé.

Où était passé ce Liban-là, celui de ses rêves, un Liban anti-impérialiste, un Liban où seul le fait d’appartenir au Hezb lui était à la fois comme son plus grand dévouement et son ultime superpouvoir ? Jamais elle ne s’était sentie aussi seule. Jamais elle ne s’était sentie aussi perdue, comme crochant dans un désert sans but ni boussole. Autour d’A., ce dimanche-là, il y avait des gens comme elle. Une masse de solitudes se reconnaissant en un regard. Une solitude à cent mille, composée de visages encore pétrifiés par le choc, d’hommes et de femmes n’arrivant pas à endiguer leur colère, d’épaules en berne et d’yeux noyés de larmes. Une foule d’orphelins réunis autour du même deuil, mais que chacun vivait à sa cadence. Tout le monde avait peur. Personne ne savait dans quelle direction regarder. Comme pour A., c’était la journée la plus triste de leur vie.

Deux extrêmes collés l’un à l’autre

Et pourtant, jamais comme ce dimanche 23 février, les Libanais n’avaient à ce point battu les records de la division, de la dichotomie, du clivage. Jamais les centaines de mètres qui séparent la Cité sportive des autres quartiers de Beyrouth n’avaient semblé aussi infinis. C’est qu’en même temps exactement qu’A. et les centaines de milliers d’orphelins comme elle vivaient le jour le plus triste de leur vie, un autre Liban, pourtant à vol d’oiseau, était à l’autre bout du prisme des sentiments. Deux extrêmes collés l’un à l’autre, le même jour. T. dit qu’elle a pleuré, mais c’était des larmes de soulagement. Dans l’autre Liban, toutes religions et classes sociales confondus, mille et une nuances de bonheur. Des plus légitimes aux plus indécentes. Des Libanais délivrés de cette boule qui venait leur nouer le ventre, de cette colère qui leur serrait la gorge pour peu que Hassan Nasrallah prenne la parole. Des Libanais ivres de bonheur à l’idée de ne plus jamais voir cet index dressé qui faisait bifurquer le pays là où bon lui semblait (et à l’Iran aussi), sans que personne ne soit consulté.

Plus personne pour décider seul et unilatéralement de la guerre, de la paix. Plus personne pour prendre en otage les frontières et tout ce qui se joue à l’intérieur. Plus personne pour faire du Liban l’arrière-cour du régime iranien. Plus personne pour couvrir, à la force de son lourd arsenal, toute une mafia politicienne, dont ceux qui sont impliqués dans la double explosion du 4-Août. Plus personne pour décider qui parle et qui doit tuer ou être tué. Des Libanais déchiffrant le mot liberté, maintenant qu’à leurs yeux, le plus grand obstacle à la liberté n’est plus. Des Libanais redécouvrant l’exquise sensation de la peur qui retire sa lourde chape, savourant ce petit plaisir qui est de pouvoir prononcer le mot Hezbollah sans avoir à le murmurer. Des Libanais réapprenant l’espoir, cette chose pourtant si rudimentaire, mais dont ils pensent que Hassan Nasrallah les avait privés au nom des mollahs. Des Libanais émus, enfin, de voir sous leurs yeux se former cette chose longtemps interdite, longtemps impossible, et qu’on appelle un État. Des Libanais simplement et naïvement heureux de se déclarer « vainqueurs ». Des Libanais remerciant le ciel, parfois même Israël en secret, de les avoir débarrassés de cet homme qui incarnait à leurs yeux leur pire cauchemar. Des Libanais extatiques à l’idée d’un pays sous tutelle américaine, incapables d’une once de compassion avec cette foule d’orphelins. Certains même carrément heureux de voir toutes ces larmes dont débordait la Cité sportive.

Et maintenant qu’A. et cette foule d’orphelins ont fait le deuil de cet homme trop irréel pour être mortel, et du pays qu’il cornaquait du bout de son index, pour réussir à construire ce qu’on appelle déjà le nouveau Liban, ce sont tous ces morceaux de Liban éclatés qu’il faudra savoir recoller…

Dimanche 23 février 2025, Ghobeyri, banlieue sud de Beyrouth. À peine réveillée ce matin-là, A. savait déjà que ce serait la journée la plus triste de sa vie. En croisant son reflet dans le miroir de sa salle de bains, à mesure qu’elle rangeait sa chevelure dans un voile noir, elle avait l’impression de revoir les mêmes traits mous, le même regard flottant, la même expression, la même vulnérabilité, le même vide que le jour de l’enterrement de son fils, victime de la guerre de juillet 2006, dont il ne reste plus qu’un portrait muet accroché à un mur du salon. Après la mort de son fils, après avoir connu le pire, A. était persuadée qu’elle ne vivrait plus jamais une telle tristesse. Et pourtant, ce matin du 23 février, cette même et insondable tristesse s’était réactivée. À la seule différence que...
commentaires (4)

“En croisant son reflet dans le miroir de sa salle de bains, à mesure qu’elle rangeait sa chevelure dans un voile noir”. On dirait que vous étiez présent dans la salle de main de dame voilée .

Hitti arlette

14 h 48, le 01 mars 2025

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Commentaires (4)

  • “En croisant son reflet dans le miroir de sa salle de bains, à mesure qu’elle rangeait sa chevelure dans un voile noir”. On dirait que vous étiez présent dans la salle de main de dame voilée .

    Hitti arlette

    14 h 48, le 01 mars 2025

  • Il est temps de se réveiller et de regarder devant eux au lieur de pleurer sur ce qu’ils pensent le plus précieux. Ce qui les attend risquent de leur regretter leur aveuglement et leur impossibilité à regarder les choses en face. Leurs terres risquent de leur être tout simplement confisquées par l’envahisseur qui a déjà à son compte plus d’une région annexée. Une opportunité s’offre à eux pour récupérer leurs terres et permettre de reconstruire ce que leurs biens aimés ont détruit en leur promettant sécurité, protection et prospérité. Il serait temps de se ranger derrière le drapeau libanais

    Sissi zayyat

    12 h 39, le 01 mars 2025

  • LES LIBANAIS - PEUPLE, CITOYENS, N'ONT MEME PAS BESOIN DE SE """RETROUVER"" SUFFIT QUE LEURS ""LEADERS" SE FASSENT RARES, QU'ILS ARRETENT D'INSUFFLER A LEURS OUAILLES MATIERE A HAIR L'AUTRE, ET LES 1ERS NOMMES CI-HAUT N'EN SERONT QUE HEUREUX LES UNS AVEC LES AUTRES

    L’acidulé

    10 h 18, le 01 mars 2025

  • Mai’s comment faire pour que À et T se rencontrent et prennent une tasse de café ensemble?

    Zampano

    08 h 55, le 01 mars 2025

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