Xavier Guignard. Ph. Matsas/D.R.
Dans Comprendre la Palestine, Une enquête graphique (Les Arènes, 2025), le politiste et chercheur associé au centre Noria Research Xavier Guignard et l’illustratrice Alizée De Pin reviennent sur un siècle de dépossession en choisissant comme fil conducteur le projet de partition de la Palestine et son évolution au gré des décennies. Une approche de l’histoire qui centralise le point de vue palestinien, trop souvent écrasé par un discours diplomatique axé sur une « solution à deux États » pourtant plus que jamais compromise et vidée de sens sur le terrain.
L’une des particularités du livre est de combiner le texte à des supports visuels. Mais les deux écritures ne se répètent pas. Comment est née l’idée de cet ouvrage ?
L’idée de ce livre est née lors du « deal du siècle » proposé par Donald Trump en 2020. À l’époque, je m’étais rendu compte qu’aucun de mes interlocuteurs dans les médias n’avait lu le plan, y compris parmi les spécialistes. Il y avait un tel épuisement du sujet que les gens ne se donnaient même plus la peine de lire les documents fondamentaux. Alizée De Pin et moi-même nous sommes rencontrés à ce moment-là. Nous avons décidé de mettre en images le plan et de faire un petit texte d’une dizaine de pages. Mais l’éditeur nous a proposé d’agrandir le propos, de prendre au sérieux l’expression de « deal du siècle » et de revenir sur un siècle d’histoire. Le double pari était de faire un livre accessible à la fois dans l’écriture et dans l’approche du dessin, mais qui ne cherche pas de fausse neutralité. L’ouvrage défend une thèse : l’histoire palestinienne depuis un siècle est celle d’une dépossession et le discours sur la partition a caché une réalité, le fait qu’il n’y ait qu’un seul État, Israël, qui soit souverain.
Ce que l’on écrit, on ne le dessine pas. Et ce que l’on dessine, on ne l’écrit pas. Il s’agit de deux écritures qui viennent s’emboîter. L’illustration permet de donner de la chair à une histoire que nous ne voulions pas surplombante, diplomatique et centrée sur les « grands hommes ». Dans d’autres cas, on a choisi de faire des graphiques. Au début du livre par exemple, nous avons un grand tableau sur la genèse des mouvements armés sionistes. Cela est beaucoup plus évocateur que sous forme de texte. Idem avec la captation des ressources d’eau ou sur la question des prisonniers. Il est plus parlant de mettre en scène des chiffres et des proportions.
Vous dites que toutes les questions que l’on se pose aujourd’hui, on se les posait déjà il y a 100 ans. Avec le « deal du siècle », et plus encore depuis les récentes déclarations de Donald Trump relatives à la déportation des Palestiniens de Gaza, n’assiste-t-on pas à une forme de rupture ?
Depuis 1948, le discours sur la partition vise à cacher la réalité de la captation par Israël de l’intégralité du territoire. Pour la génération post-Oslo, ce que dit Trump confirme qu’il n’y a plus besoin de faire semblant. C’est une espèce de mise à nu qu’on n’a jamais vue avant. C’est ça la nouveauté. Mais déporter des populations, s’accaparer leurs ressources, c’est 1948, c’est 1967, etc. Et même si aujourd’hui, nous sommes bien informés, nous n’avons aucun moyen de l’empêcher.
Cela permet d’avoir un regard très actuel sur ces événements historiques dans le sens où pendant longtemps, on a remis en question l’existence de la Nakba en se demandant comment on peut déplacer des populations. Mais on peut et on le voit sous nos yeux aujourd’hui. C’est absolument terrifiant.
Dans la première partie du livre, vous revenez sur la dimension coloniale du sionisme. Dans quelle mesure s’inscrit-il dans un cadre colonial classique ?
Pendant la période mandataire, deux projets coloniaux cohabitent : le mandat britannique qui est une forme assez adoucie du colonialisme européen de l’époque (par rapport à l’Algérie française ou l’Inde britannique par exemple) ; et, en parallèle, voire imbriquée, la question du projet sioniste qui, contrairement à d’autres projets de colonies de peuplement – et c’est là une différence fondamentale avec ces derniers –, ne se fait pas au service d’une métropole.
Mais le projet sioniste vient d’une région européenne où il y a une telle poussée antisémite que les gens qui partent et les gens qui les voient partir ont une communauté d’intérêts. La montée d’une question juive en Europe trouve un débouché ailleurs. Les Britanniques, quand ils font face à cela, se disent qu’une minorité qui leur devra l’accomplissement de son projet leur sera loyale. Ici, on est dans l’approche européenne classique de la région – le privilège des minorités –, un drame à chaque fois teinté de centaines de nuances d’orientalisme.

Le sionisme a aussi de particulier que ses tenants se rendent compte que le mythe d’une « terre sans peuple » n’existe pas et qu’une population vit en Palestine. La gestion de celle-ci ne se fait pas qu’à travers le nettoyage ethnique, mais aussi par des régimes juridiques extrêmement différents, appuyés par une justice militaire – qui fait du système carcéral un véritable système de gestion des populations –, la captation des ressources, et en s’accommodant avec l’Autorité palestinienne dans une forme de cogestion des territoires. C’est une espèce de colonialisme qui apprend en marchant... En cela, c’est une forme très singulière.
Vous évoquez longuement la question des prisonniers palestiniens. Comment expliquer que ce sujet ait longtemps été absent du débat public en Occident ? Et peut-on en parler davantage depuis le 7-Octobre ?
Je ne sais pas si on peut en parler davantage, mais on est amené à le commenter plus souvent à travers l’actualité et les échanges d’otages/prisonniers. C’est une question importante au même titre que les réfugiés palestiniens, qui sont aussi les grands absents du récit contemporain. Le chercheur Sbeih Sbeih fait à juste titre le lien entre les deux en disant que les camps et les prisons sont des lieux où le temps est suspendu. Et ce sont des lieux qui ont effectivement disparu de la carte mentale, y compris dans les mouvements de solidarité avec la Palestine, parce qu’il y a un cadrage du débat diplomatique depuis une trentaine d’années. Comme si on avait acté que les réfugiés ne rentreraient pas, que c’était une concession qu’il fallait faire ; ou que le cas des prisonniers ne relève que de la justice israélienne et ne mérite pas que l’on s’y penche. Le rôle de l’ouvrage était aussi de remettre sur le devant ces thématiques-là, de dire que cette question n’est pas du tout anecdotique, que la prison est le lieu d’une formation de conscience politique et nationale, du dialogue entre factions. Si on regarde la Palestine depuis la Palestine, on se rend compte que la prison organise la vie des détenus comme celle de leurs familles à l’extérieur. Quand quatre hommes sur dix – voire un million de personnes depuis 1967 – ont fait l’expérience de la prison, c’est un système.

Vous avez beaucoup travaillé sur l’autoritarisme de l’Autorité palestinienne (AP). Pensez-vous que le ver était dans le fruit avec les accords d’Oslo ? Ce durcissement n’est-il dû qu’à l’occupation ?
Les accords posaient en effet problème à plusieurs égards puisqu’on ne parle pas d’arrêt de la colonisation, ni d’État palestinien ou de souveraineté. De ce point de vue là, si l’on pense que l’échec a eu lieu parce que la colonisation a continué, on se trompe. Oslo a organisé la cogestion des territoires et en ça, les accords ont « réussi ». Intrinsèquement, l’AP a deux mandats : la coopération sécuritaire et la poursuite de la mise sous tutelle économique des territoires au profit du marché israélien, à la fois comme réservoir de main-d’œuvre bon marché et informel et comme marché pour le surplus de production israélien. Les accords contraignent très fortement l’économie palestinienne dans le secteur agricole parce que la plupart des terres sont en zone C, dans le secteur industriel, parce qu’il n’y a pas les moyens de faire rentrer des composantes pour développer l’industrie, et de services parce qu’à titre d’exemple, même pour la 3G, il a fallu attendre 10 ans pour que les Israéliens l’autorisent.
L’AP ne peut pas exister si elle répond à l’impératif qui est demandé par sa population, à savoir la quête de souveraineté ou la libération nationale. Mais l’ampleur qu’a prise la dérive autoritaire est quand même liée à la clique au pouvoir. Aujourd’hui, l’AP est dans une relation de dépendance avec les renseignements israéliens pour lutter contre ses opposants. Plus elle devient autoritaire, plus elle perd de son assise sociale et dépend de son adversaire pour se maintenir en vie. C’est un syndrome de Stockholm permanent.
Peut-on comparer le cas palestinien avec d’autres autoritarismes dans la région ?
Une partie de la réalité palestinienne peut se rapprocher d’autres expériences arabes, y compris – aussi contradictoire que cela puisse paraître – dans la gestion des manifestations pour la cause palestinienne. Preuve en est, à Ramallah, on a même pu interdire des rassemblements pour la Nakba parce que l’AP a eu peur que cela devienne des manifestations de dénonciation du régime.
Mais il y a une vraie singularité qui est la vie sous colonisation et occupation. La dépossession permanente, le déplacement forcé font entrer les Palestiniens dans une autre dynamique. Il y a une tension qui peut exister dans la relation au monde arabe. Comme ils sont enfermés, ils circulent peu dans le monde arabe et vice-versa. Cette coupure est très violente. Il existe une véritable altérité arabe, d’autant qu’il s’agit souvent de pays qui refusent des visas aux Palestiniens.

Même au moment où il aurait été possible d’établir un parallèle avec les autres contextes arabes – en particulier lors des printemps arabes de 2011 –, on voit bien qu’il y avait quand même, jusqu’à aujourd’hui, un consensus pour dire que l’ennemi principal, ce n’est pas l’AP mais l’occupation. Cela est en train de changer. Pour la génération née après la seconde intifada, c’est un peu moins vrai, d’autant que la répression qu’elle subit est beaucoup plus forte que celle de ses parents. Et je pense que s’il y avait aujourd’hui un « printemps palestinien », il serait dirigé contre l’Autorité plutôt que pour une réconciliation intrapalestinienne.
Qu’en est-il du rapport au Hamas ?
Pour beaucoup de gens, il existe un découplement entre un parti qui a une pratique clientéliste, autoritaire, confiscatoire, hégémonique du pouvoir, d’une part ; et la moukawame (« résistance »), de l’autre. De ce point de vue, un parallèle peut être établi avec le Hezbollah. Si beaucoup de gens sont très critiques du Hamas au pouvoir – qui a été à peu près aussi corrompu et répressif que le Fateh et l’AP –, ils lui reconnaissent deux avantages lorsqu’il est comparé à l’AP : il a vraiment vécu sous blocus et a montré à certains moments que son projet de résistance prenait le pas sur son maintien. En ce sens, la perception du Hamas est extrêmement plurielle.
Ces dernières années – et plus encore après le 7-Octobre –, le débat sur la question palestinienne semble s’être focalisé sur l’alternative entre les solutions à un ou deux États. Cela n’est-il pas complètement décalé par rapport à la situation sur le terrain ?
C’est là où l’on touche les limites de notre rôle. C’est un livre de diagnostic, mais il ne se prononce pas sur la solution. On essaye de dire deux choses : la partition a toujours été un discours qui a permis l’édification d’un seul État qui reste souverain sur l’intégralité du territoire. Le pouls d’une solution à deux États n’est objectivement plus là puisque l’on a été tellement loin dans l’instauration d’un seul. Pour autant, quand on évoque la possibilité d’un État, c’est plutôt l’idée d’un État inclusif et démocratique. Or c’est aussi impossible aujourd’hui. L’impasse est totale. Il est aussi difficile d’imaginer la partition que la cohabitation. Le seul avantage de ce débat est qu’il a rappelé que la violence est enfantée par le cadre colonial dans lequel on est. Et que si l’on ne veut pas y mettre fin, il ne faut pas se demander tous les six mois pourquoi les Palestiniens prennent les armes.
Un seul état laïc , bilingue, avec des droits égaux pour tous, droit au retour des expulsés de la Nakba ou leur descendants et dédommagement de ceux dont les sionistes ont volé les terres et les maisons. Sinon la paix est impossible.
19 h 49, le 02 mars 2025