
Un vieux monsieur qui lit au soleil du Liban. Collection Georges Boustany
Il est là, figé dans le temps, sur une chaise qui semble bien trop petite pour lui. Comme si, quelque part, il n’avait jamais grandi. Comme si, sous le costume devenu trop large et le béret penché, sous les lunettes épaisses et le livre ouvert, il y avait encore ce garçon qui, un jour, s’était assis au soleil pour apprendre à lire.
Le soleil d’hiver éclaire cette scène prise quelque part au Liban. Peut-être un village du Chouf, ou de la Békaa, ou une banlieue de Beyrouth où l’on entend encore les voix du matin, celles des marchands de légumes et des écoliers en retard. Derrière lui, une fenêtre aux barreaux épais, comme pour nous rappeler que nous avons vécu sous la contrainte de notre propre histoire. Une histoire faite d’attentes, de promesses, de départs et de retours. Une histoire où nous avons eu plusieurs vies, sans jamais en avoir eu une normale.
Regardez-le bien. Ce n’est pas un vieil homme, c’est un enfant. Un enfant dans le corps d’un adulte qui a traversé le siècle à petits pas, dans une existence où l’on grandit trop vite sans jamais devenir vraiment grand. Il lit, ou peut-être fait-il semblant de lire. Comme lorsqu’il était gamin et qu’il imitait les adultes, assis à côté de son père ou de son grand-père, prenant un bouquin trop lourd pour ses mains de petit garçon. Peut-être qu’il ne comprend pas tout ce qu’il lit. Mais est-ce important ? Lire, c’est d’abord le geste, c’est le rituel, c’est le temps suspendu dans l’après-midi trop calme.
Son costume est bien taillé, mais un peu usé. Il a dû le porter pour des fiançailles, des mariages, des baptêmes, des enterrements. Au Liban, les vêtements ont plusieurs vies, eux aussi. On ne jette pas un bon veston, on le porte encore et encore, jusqu’à ce que le tissu se souvienne de toutes les épaules qui l’ont habité. Les chaussures n’ont plus été cirées depuis belle lurette : mieux vaut éviter les lumbagos. Et regardez les chaussettes ! Il y a un détail, une petite touche de fantaisie, un motif ou une couleur qui trahit encore l’enfant qu’il a été. Car, même dans la vieillesse, nous sommes tous des enfants déguisés en grandes personnes.
Le mur derrière lui est rugueux, comme notre terre. Une façade simple, sans fioritures, où le ciment semble avoir été appliqué à la hâte. Il y a ces pierres, posées là sans raison apparente. Peut-être pour caler un pot de fleurs, peut-être pour empêcher un chien ou un chat de creuser un trou. Ici, tout est à la fois provisoire et éternel. Comme notre pays. Comme nos existences inachevées.
On pourrait croire que cet homme a eu une vie entière. Mais, au Liban, qui peut vraiment s’en vanter ? Nous avons tous eu plusieurs vies, superposées, fragmentées, interrompues. Nous avons connu des enfances volées, des jeunesses gâchées, des âges adultes marqués par les drames, l’exil ou les faux espoirs. Nous avons été contraints de grandir trop vite et, paradoxalement, nous n’avons jamais cessé d’être ces enfants qui s’émerveillent d’un rayon de soleil sur un livre ouvert.
Il y a quelque chose de paisible dans cette scène, mais aussi une infinie mélancolie. Est-ce la lumière trop blanche qui ne réchauffe rien ? Ou l’ombre de sa silhouette projetée sur le mur, comme un double silencieux, témoin de son propre passé ? Il a vécu des guerres, il a traversé des crises, il a vu les siens partir et revenir, ou ne jamais revenir. Il sait que la vie ne tient qu’à un fil, qu’un matin peut tout faire basculer, qu’un soir peut tout effacer. Et pourtant, il est là, assis avec ses pieds en dedans, comme un enfant patient qui attend qu’on l’appelle pour rentrer à la maison.
Nous ne savons pas ce qu’il lit. Peut-être un roman français jauni par le temps, une histoire d’un autre siècle, ou un vieux manuel d’école, oublié là depuis des décennies. Ou quelque livre sacré, puisque c’est ce qui reste quand on est revenu de tout. Qu’importe ? Il ne lit pas pour savoir, il lit pour se souvenir. Pour garder en lui une part de ce qui a été et qui ne sera plus.
Au fond, ce vieux monsieur, ce n’est pas lui seul. C’est nous tous. C’est notre pays dans son infinie contradiction. Un pays où l’on se bat pour survivre, mais où l’on continue à s’asseoir au soleil pour lire un livre. Un pays où l’on perd tout, mais où l’on garde une chaise trop petite, juste au cas où l’enfant en nous voudrait s’y asseoir à nouveau.
Georges Boustany est l’auteur des deux livres « Avant d’Oublier », aux éditions Antoine et L’Orient-Le Jour.
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23 h 36, le 16 mars 2025