
La détresse des Libanais à l’annonce de la mort de Rafic Hariri. Photo d’archives L’OLJ
L’assassinat de Rafic Hariri, il y a 20 ans, a été un véritable coup de massue sur la tête reçu par les Libanais.
Quand l’explosion a retenti dans Beyrouth, on a d’abord cru à un tremblement de terre. De fait, c’en était un. Confusion, pleurs, angoisse, tristesse, désespoir se sont emparés de tous.
L’assassinat de Bachir Gemayel en 1982 revint tout de suite à l’esprit. Chaque fois qu’un homme politique portait l’espoir des Libanais, il était assassiné, et l’espoir avec.
Ce qui m’a frappé en tant que psychanalyste, c’est l’abattement subi par mes patients. Plus rien d’autre n’avait d’importance. Ils ne parlaient plus que de l’assassinat et de ses conséquences sur le pays. Leurs problèmes, quelle que soit leur gravité, ont été oubliés. On ne parlait plus que de ça.
Jacques, qui avait quitté le pays peu après la guerre civile de 1975 et était revenu en 2000 au Liban, me dit : « C’est impossible, ce pays est maudit, nous n’avons pas le droit de vivre, ni d’espérer. Je suis revenu du Canada pensant que je pourrais refaire ma vie au Liban. Mais non. »
Jamil pleurait en arrivant à sa séance. « Que vais-je faire ? Mes enfants sont en bas âge, je ne peux pas voyager et les prendre avec moi. Pourquoi, mais pourquoi ? »
Samir, proche de Hariri : « Je viens de perdre mon père pour la seconde fois. Je n’en peux plus. Je veux aller sur la tombe de mon père, je n’y étais plus allé depuis sa mort. »
Cette décision prise par Samir d’aller sur la tombe de son père alors qu’il n’y avait plus été depuis son enterrement montre à quel point Rafic Hariri était considéré comme un père par un grand nombre de Libanais.
Cette figure de père a pris à sa mort une dimension incommensurable. Tous mes patients étaient en deuil. Et je l’étais aussi. Souvent, j’ai eu du mal à retenir mes propres larmes. Je n’avais jamais vécu cela auparavant. En France, une occasion pareille ne s’était jamais présentée à moi. En trente ans de vie professionnelle à Paris, des traumatismes nationaux ont accompagné ma pratique et plongé mes patients dans le désarroi et la détresse, mais jamais dans cette dimension-là.
Présent sur les lieux de l’attentat, l’un de mes patients a eu le bras droit arraché. Malgré cette catastrophe, il parlait de l’assassinat de Hariri et de la perte subie par le pays : « Mon bras, ça peut s’arranger, on me mettra une prothèse. Mais la perte de Hariri, qui la remplacera pour le Liban ? »
Certains de mes patients, pris d’une ferveur nationale, ont voulu s’engager dans l’armée et les Forces de sécurité intérieure. « À quoi bon continuer à faire mon travail ? Autant me mettre au service du pays. » Le peuple gronde et se rebelle. Toutes confessions confondues, les Libanais commencent alors à envahir le centre-ville, annonçant déjà le fameux 14 mars. J’ai vu de mes propres yeux un défilé de jeunes Kataëb scandant « La Ilah illa el-Lah ». Je n’en croyais pas mes oreilles. Et lorsque Hassan Nasrallah eut ce mot malheureux et provocateur « Zoom in, zoom out », signifiant par là que le nombre des Libanais rassemblés au centre-ville n’était pas si important, qu’il dépendait de la prise de vue de la caméra qui filmait, tous mes patients se sont rebellés.
Ravagés par l’assassinat de Hariri, ils en ont abandonné un moment leurs propres problèmes. « Tous unis pour le Liban » était devenu leur seul slogan.