
D.R.
La cuisante défaite subie par le Hezbollah, suite à l’aventure suicidaire de l’appui à Gaza, ainsi qu’à l’effondrement du régime syrien des Assad, a indiscutablement facilité l’élection de Joseph Aoun comme président de la République et la nomination du prestigieux magistrat Nawaf Salam comme Premier ministre.
C’est sur les épaules de ces deux hommes que repose l’espoir de la population libanaise de voir se reconstituer un État libanais détenteur exclusif de la puissance publique, notamment dans l’usage de la violence dissuasive à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. L’exemple de la Syrie en voie de régénération est exemplaire. Elle est en mesure de se remettre de sa convalescence plus tôt que le Liban. Les Syriens repartent de zéro après avoir fait table rase de 54 années d’un des régimes les plus abominables de l’histoire moderne.
Le Liban n’a pas complètement rompu avec un passé qui refuse de tirer sa révérence. Le féodalisme d’un autre âge est toujours omniprésent. Le clientélisme à l’égard de l’étranger demeure une constante de la misérable politique politicienne. L’identité nationale libanaise est quasiment un slogan creux. Depuis la naissance du Grand Liban en 1920, les Libanais n’ont pas réussi à construire l’unité de leur identité nationale. Ils demeurent à l’état de groupes confessionnels qui se perçoivent comme autant de corps politiques rivaux, n’appartenant pas à la même entité inclusive. L’État est un butin dont il faut se partager les miettes de la puissance.
La campagne démentielle de l’appui à Gaza par le Hezbollah, et la riposte israélienne destructrice qu’elle a entraînée, ont montré les limites de l’hypocrisie de la coexistence intertribale et non intercitoyenne libanaise. La guerre civile, inaugurée en 1975, n’est pas encore close. La fracture verticale qui déchire l’édifice national n’est pas encore cicatrisée. Les mémoires n’ont pas été purgées par l’inique loi d’amnistie qui a suivi la guerre et qui a livré le pays en partage aux seigneurs de la guerre.
Un désaccord total et radical persiste sur ce que Julien Freund appelle « l’essence du politique », c’est-à-dire du « vivre-ensemble » dans une « cité/polis » à l’ombre des mêmes lois. Le noyau central au cœur du conflit interlibanais, porte sur les trois principes fondamentaux de Freund :
1. Le principe d’obéissance : je gouverne aujourd’hui mais j’accepte d’être gouverné demain. Qui pourra convaincre le duo Amal-Hezbollah d’une telle conviction citoyenne ?
2. La distinction entre la chose privée et la chose publique. Le comportement mafieux de la caste politique en est l’illustration la plus détestable.
3. La définition de l’ami et de l’ennemi, choix éminemment régalien et exclusif, relevant de la seule puissance publique, mais que conteste le même duo au nom de l’hypocrite et fallacieuse « mithaqiyya » (consensus intersectaire).
Une nation est une entité unifiée par l’accord partagé sur ces trois principes. Tout groupe qui ne leur souscrit pas est, en principe, soit un ennemi extérieur, soit un rebelle intérieur. Telle est la quadrature du cercle au cœur de la formation du prochain gouvernement de Nawaf Salam.
Un tel différend partage le Liban en deux groupes opposés. D’un côté le duo Amal-Hezbollah qui se comporte comme un État dans l’État et qui, avec sa clientèle politique opportuniste, pratiquent un populisme qui affirme avec insolence : « La force prime le droit ». De l’autre, l’ensemble des citoyens qui ne parviennent pas à se libérer des chaînes traditionnelles d’un féodalisme rural qui a sans doute assuré l’ordre public au petit Liban du XIXe siècle, mais qui est devenu toxique dans un monde dirigé par l’impitoyable logique du marché et de l’économie.
En prenant ses fonctions en charge, le magistrat Nawaf Salam a proclamé sa fidélité à sa ville natale Beyrouth, mère-des-lois, jadis chantée par Nonnos de Panopolis (c. IVe-Ve siècle) : « La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix que lorsque Beryte, garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle fortifiera les villes du rempart de ses lois. »
Un tel langage n’est pas compris par le duo Amal-Hezbollah et toutes les forces traditionnelles qui ont dépecé le Liban. Pour refaire l’État de droit, il faut impérativement reconquérir la puissance publique, non par le dialogue consensuel mais par la fermeté de la volonté de conviction.
La crise libanaise est certes déterminée par des paramètres externes, mais ce sont les paramètres internes qui sont les plus coriaces à déconstruire et à résoudre. La tâche de Nawaf Salam ressemble à la mission d’Hercule chargé de nettoyer les écuries d’Augias des souillures et des déjections qui les encombrent.