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Issa Makhlouf : L’art est une patrie sans frontières

Issa Makhlouf : L’art est une patrie sans frontières

© Maher Attar

Écrivain, poète et journaliste, directeur de l’information à Radio Orient pendant de nombreuses années, Issa Makhlouf a publié plusieurs ouvrages en arabe et en français et a également traduit des auteurs français et latino-américains. Son œuvre se situe, comme l’a souligné Salah Stétié, « au carrefour de cultures diverses ». Il a obtenu le prix Max Jacob en 2009 pour son livre Lettre aux deux sœurs, et il recevra dans les jours qui viennent le Prix Ibn Battuta de littérature de voyage/Voyage contemporain. Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui son dernier ouvrage en cours de traduction de l’arabe au français, des chroniques évoquant Le Paris que j’ai vécu (Paris al-lati ‘ichtou), chroniques qui sont consacrées à dix-sept artistes et écrivains qu’il a connus, avec lesquels il a échangé abondamment et qui ont compté pour lui. Ces « dialogues » dessinent en creux un autoportrait de leur auteur, mélangeant regards sur l’autre et sur soi, cheminement intérieur et observation du monde. Elles se concluent par un panorama inquiet sur l’état de la culture dans le monde actuel, et sur une interrogation urgente quant au sens de l’écriture et de la littérature aujourd’hui.

Vous avez placé cet ouvrage sous le signe du voyage. Pourquoi cela ? Est-ce d’un voyage immobile que vous voulez parler ? De la fonction de l’art en général qui est de nous emmener ailleurs ?

Oui, écrire, c’est inviter à un ailleurs. C’est dépasser l’établi pour explorer de nouvelles possibilités et ouvrir la porte à des questions inédites. L’écriture, comme l’art en général, a ce pouvoir de dilater le réel, de le rendre plus supportable. Écrire, c’est aussi un voyage, un périple qui prend tout son sens à travers une lecture portée par un regard profond, sensible, capable de capter l’essence. Proust l’exprimait avec tant de justesse dans La Prisonnière qui reflète son idée centrale du voyage intérieur : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est… »

Justement, vous avez placé en exergue cette citation de Proust, un choix qui peut surprendre tant cet écrivain n’appartient pas vraiment au cercle des artistes dont vous parlez par ailleurs. Vous lui consacrez un chapitre, et c’est le seul de ceux dont vous parlez que vous n’avez ni rencontré ni côtoyé. Pourquoi ce choix ?

J’ai choisi Proust, venu d’une autre époque, de manière exceptionnelle dans ce livre, car il occupe une place importante dans le paysage littéraire français et dans ma culture. C’est l’un des auteurs avec lesquels je dialogue sans cesse à travers leurs œuvres. Quant à son chef-d’œuvre À la recherche du temps perdu, j’ai mis du temps à trouver la porte par laquelle y entrer. Étudiant à l’université, j’ai commencé par lire son ouvrage Contre Sainte-Beuve ainsi que ses essais sur Baudelaire, Flaubert et Morand. Dans À la recherche du temps perdu, Proust évoque la capitale française depuis le début du Second Empire (1852-1870) jusqu’au début des années 1920. Il manipule la carte de la ville et la réorganise, tandis que celle-ci subit de grandes transformations entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Il décrit ses personnages non seulement dans l’espace, mais aussi, et surtout, dans le temps, d’une manière inédite. L’influence de Paris est évidente et manifeste dans son œuvre, tout comme son propre impact sur la ville.

Dans le sous-titre, vous placez ce livre sous le signe du carnet de notations, proche du journal intime, alors que votre ouvrage brosse le portrait d’artistes, écrivains ou penseurs, que vous avez croisés à Paris, avec lesquels vous avez eu des échanges. Est-ce au fond une sorte d’autoportrait que vous composez, par le biais de ces créateurs qui ont compté dans votre parcours ?

Dans ce livre, je tente de cerner certains aspects de la dynamique de la ville et de sa vie culturelle au cours d’une période dorée qu’il est difficile d’enfermer ou de résumer dans un seul ouvrage. Je l’observe à travers des figures qui y vivent ou qui y sont venues à différents moments de leur parcours et que j’ai eu l’occasion de connaître. Les écrivains, artistes et penseurs mentionnés sont, pour la plupart, liés à moi par une relation personnelle. Mon écriture à leur sujet mélange le subjectif et l’objectif. Ils viennent aussi bien d’Orient que d’Occident, et font partie de ceux qui ont laissé leur empreinte sur la ville et interagi avec elle. Ils représentent ici un petit échantillon parmi ceux avec qui j’ai été en contact. D’autres n’ont pas été évoqués dans ce livre car je les ai abordés dans d’autres ouvrages : La Pomme du Paradis. Réflexions sur la culture contemporaine et D’autres rives. Ce livre est le fruit de ma relation avec ces créateurs, mais aussi de ce que j’ai observé dans les musées, les expositions et le paysage culturel à Paris. Mon parcours est celui des livres que j’ai lus, des tableaux que j’ai contemplés et de la musique que j’ai écoutée. Chacun de nous est fait, du moins en partie, de ce qu’il lit, voit et entend. Rien n’éveille l’esprit autant que la lecture et l’écriture. Les mots gardent vivantes des voix, non seulement celles de leurs auteurs, mais aussi celles des lecteurs qui s’y retrouvent et y découvrent leur propre écho.

Vous semblez, à travers ce livre, entretenir une forme de nostalgie pour un Paris du XXe siècle, celui que Hemingway a qualifié de « fête »  ; mais aussi pour le Paris des années 80 où des personnalités telles que Jacques Berque, André Miquel, Roland Barthes ou Pierre Bourdieu occupaient le devant de la scène. Pourquoi cette nostalgie ? Le Paris d’aujourd’hui vous semble-t-il avoir perdu son rôle de premier plan, son rayonnement dans le domaine culturel ?

Le mot « nostalgie » est composé à partir du grec : nostos (retour) et algos (douleur). La nostalgie est donc « la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner ». Je ne ressens pas de nostalgie, mais j’observe ce qui se passe autour de moi  ; j’essaie de comprendre et de témoigner. Au XIXe siècle, le siècle de la révolution industrielle et des expositions universelles, Paris est considérée comme la capitale mondiale dans plusieurs domaines, notamment la culture, l’art, la mode et la littérature. Aujourd’hui, cette ville, ainsi que d’autres capitales qui sont en compétition avec elle telles que Londres, Berlin ou New York, assistent à un changement majeur au niveau de la culture que l’argent transforme en produit de consommation. C’est un phénomène qui soulève des enjeux profonds quant à l’avenir de la culture en tant qu’expression authentique de l’humanité.

Vous évoquez ainsi une certaine régression de la pensée et de la création en France. Quels en sont les principaux indicateurs ? Est-ce la même chose partout dans le monde ?

La culture, autrefois perçue comme un espace de création libre et de réflexion critique, devient un produit calibré pour le marché. Ainsi, les grandes productions cinématographiques, musicales ou littéraires sont désormais dictées par des logiques commerciales, par leur potentiel de rentabilité, ce qui standardise les contenus et les goûts à l’échelle mondiale et limite la liberté d’expérimentation. Par ailleurs, la mondialisation réduit l’influence unique de Paris. En parallèle, des acteurs, comme le milliardaire français Vincent Bolloré, concentrent une part importante des médias et de l’édition française, ce qui pourrait influencer négativement la diversité des idées et des voix, et menacer la pluralité qui faisait partie de l’exception culturelle française. À Paris, la transformation de la culture en un produit consommable, dominé par le profit, est évidente dans des lieux comme le Louvre, où le tourisme de masse domine l’expérience culturelle. Les œuvres deviennent des attractions, souvent déconnectées de leur contexte artistique ou historique, au détriment de leur profondeur ou de leur pouvoir d’interroger le monde. Le passage de la culture à un produit de consommation est indéniablement un phénomène mondial et touche directement Paris, bien que cette ville abrite des institutions emblématiques qui incarnent son héritage culturel unique.

Parmi les créateurs auxquels vous consacrez des chapitres, Etel Adnan occupe une place de choix, dans l’ouvrage et apparemment dans votre parcours. Quelle était votre relation à cette immense artiste ? Qu’avez-vous à nous apprendre à son sujet qui n’a pas été déjà dit ou écrit tant le monde a semblé la découvrir vers la fin de sa vie, lui consacrant de très nombreux ouvrages ou articles de presse ?

Jusqu’au dernier moment de sa vie, Etel Adnan n’a jamais coupé le cordon ombilical avec l’enfance – l’enfance en tant qu’enchantement, questionnement et fusion avec l’univers. Cela se manifeste particulièrement à travers sa relation à l’art qu’elle résume en disant : « L’art est une fenêtre ouverte sur la joie. » Je me rappelle avec netteté de l’émerveillement et de la joie dans ses yeux alors qu’elle contemplait des tableaux de l’artiste japonais Hokusai exposés au musée Guimet. C’est ce même émerveillement qu’elle portait en elle face aux éléments de la nature qui l’ont toujours fascinée : la mer, la montagne, le soleil et le petit olivier sur le balcon de la maison qu’elle partageait avec sa compagne, Simone Fattal, située entre l’église Saint-Sulpice et le jardin du Luxembourg. Etel Adnan a toujours été prise par une quête de l’essence des choses, du mystère de soi et de l’univers. Mais cette quête philosophique et poétique ne l’a jamais éloignée des préoccupations du monde, de ses problèmes et de ses injustices, notamment la tragédie palestinienne et la condition des femmes, en particulier dans les pays arabes… Un soir, lors d’une rencontre chez elle, elle m’a offert son dernier livre. Sur la première page, au lieu d’une dédicace, elle a tracé un cœur d’une seule ligne, un trait qui s’élance, vogue légèrement, puis revient à son point de départ. À l’intérieur de ce cœur dessiné au fusain, ce vide ceinturé, j’ai cru apercevoir une patrie sans frontière, la seule en ce monde que l’on peut habiter et protéger sans recourir aux armes.

Vous posez dans votre dernier chapitre, la question : à quoi sert l’écriture aujourd’hui, dans ce monde qui semble aller vers le chaos. Quelle réponse apportez-vous à cette interrogation ?

Tout au long de la période d’écriture de mon livre qui coïncidait avec les événements en Palestine et au Moyen-Orient, ainsi qu’en Ukraine, avec le retour à la violence brute et l’effondrement des traités et des lois internationales adoptés après la Seconde Guerre mondiale, une question m’a accompagné : à quoi sert l’écriture aujourd’hui ? Que peuvent faire les mots face à un massacre ? Dans L’Écriture ou la Vie, Jorge Semprún explore une question fondamentale : comment vivre après avoir survécu à l’horreur absolue ? Ce livre raconte son expérience dans le camp de concentration de Buchenwald où il a été déporté en raison de son engagement dans la Résistance. Pour lui, l’écriture implique de revisiter ces souvenirs terribles, ce qui risque de l’emprisonner à nouveau dans la douleur. Mais ne pas écrire serait aussi une forme de mort. Écrire pourrait exorciser cette mort qu’il a vue de si près, et en même temps témoigner contre la barbarie et chercher à trouver le reste d’humain sous les décombres. C’est dans ce même contexte que j’ai écrit ma thèse de doctorat pour parler de la guerre civile au Liban.

Vous dites : « Aujourd’hui, deux puissances dominent le monde : la finance et la technologie, y compris l’intelligence artificielle ! » Peut-on revenir là-dessus ?

Deux divinités prennent le monde par ses cornes et en déterminent le sort. Ils constituent un point pivot dans l’histoire de l’humanité. Toutefois, l’avancée scientifique et technologique ne coïncide pas toujours avec une évolution sur le plan humain, ce qui soulève une interrogation cruciale concernant la connaissance elle-même, quand on considère que son premier bénéficiaire est celui qui détient le pouvoir le plus fort, sur les plans politique, économique et militaire. Dans le mot « connaissance », il y a « naissance ». Cependant, quand la connaissance et le progrès scientifique tombent sous le contrôle de la tyrannie, les termes deviennent synonymes de leur contraire. Entre 2006 et 2007, j’étais conseiller spécial aux affaires culturelles à l’ONU, à New York, dans le cadre de la soixante-et-unième session de l’Assemblée Générale, et j’ai découvert que le mot « paix » est prononcé aux Nations-Unies, dans les six langues officielles, plus que partout ailleurs dans le monde !

Vous évoquez le changement du sens même de la culture, et c’est un sujet qui vous préoccupe depuis longtemps. Quel est, selon vous, le sens que revêtent aujourd’hui la culture et la création ?

Le domaine culturel et artistique est aujourd’hui l’un des plus marqués par la contrefaçon et le mensonge. La raison en est simple : le capital exerce un contrôle sans précédent sur ce secteur et sur ses conditions de production. Un courant artistique dominant impose sa vision et ses normes à tous les autres. Il s’agit d’un discours homogène, intégré, que personne n’ose affronter ou remettre en question. Ce discours est orchestré par une armée de complices : marchands d’art, directeurs de musées, galeristes, magazines spécialisés et critiques. Ensemble, ils fabriquent des noms, imposent leurs valeurs, et marchandent les œuvres comme s’il s’agissait de simples paris sur un champ de courses. La même machine qui innove, élève et négocie est également celle qui consacre et sanctifie les artistes choisis. Mais cette consécration ne repose pas sur la qualité de leur travail, mais sur des enjeux de spéculation et de profits atteignant des millions de dollars. Prenons l’exemple de Jeff Koons, maître incontesté du marché de l’art, qui vend un chien en plastique rose pour 50 millions de dollars, une œuvre exposée aux côtés de celles de Léonard de Vinci. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. En l’absence de critique objective, il suffit qu’on décrète qu’un objet quelconque est une œuvre d’art pour qu’il en devienne une. Il suffit de dire qu’un texte, quelle que soit sa valeur, relève de la littérature pour qu’il soit immédiatement perçu comme tel. Et cela devient, par la force du consensus et de la rumeur, du grand art et de la littérature extraordinaire.Qui oserait aujourd’hui contredire cette rumeur ? Qui oserait aller à contre-courant et dire le contraire ?

Paris al-lati ‘ichtou (Le Paris que j’ai vécu) de Issa Makhlouf, Dar el-Sewedy / Arab Institute for Reaserch & Publishing, 2025, 270 p.

Écrivain, poète et journaliste, directeur de l’information à Radio Orient pendant de nombreuses années, Issa Makhlouf a publié plusieurs ouvrages en arabe et en français et a également traduit des auteurs français et latino-américains. Son œuvre se situe, comme l’a souligné Salah Stétié, « au carrefour de cultures diverses ». Il a obtenu le prix Max Jacob en 2009 pour son...
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