
Najwa et Mansour, interprétés par Mays Mustafa et Mohammad al-Ammari. Photo Kafard Films
Un soir de pleine lune, des tempos se croisent dans une ville en déliquescence. Il y a d’abord la jeune Najwa et le musicien Mansour, respectivement interprétés par Mays Mustafa et Mohammad al-Ammari. Deux étrangers de passage dans la cité pour rejoindre une femme, Haïfa (Sophia Moussa Fitch), de l’autre côté de la mer. Leur rythme est celui d’un départ. Rapide comme une fuite, mais ralenti par la longueur et les complications du périple. Il y a aussi le vieux Sélim (Roger Assaf), le gardien de l’ancien phare qui tente de réparer l’électricité de son quartier. Ses gestes sont lents et précis, mais son pas est boiteux et mal assuré. Lui fait partie de ceux qui restent et tentent de soigner. De sauver ce qui peut encore l’être. Et puis il y a cette vendeuse de loto (Hanane Hajj Ali) exubérante, à la cadence effrénée, qui déambule fièrement sur la corniche à coups d’appels rimés aux passants : « Choisis tes numéros favoris, et finis-en avec cette vie pourrie ; au loin balance tes soucis, et finis-en avec cette pute de vie. » Fantasque, à la fois enraciné dans le réel et ensorcelant, son personnage est inspiré de la cour des Miracles. Elle vend du rêve tout en crachant la vérité nue à la figure de la ville et de ses habitants.
La mer et ses vagues, écrit et réalisé par le duo franc0-libanais Liana et Renaud est un film profondément poétique. Un conte onirique qui pose des questions mais n’apporte jamais de réponses, et dont l’interprétation réside presque entièrement dans l’œil du spectateur. « C’est une écriture avec beaucoup d’analogies. Mais c’est au spectateur de s’en emparer et de lire le film de la manière dont il résonne chez lui », confie Liana.
Ici, rien n’est forcé, rien n’est surligné.
État d’âme
Au commencement était une image. « Notre point de départ est ce phare englouti dans la ville, qui apparaît à peine et qui est entouré de tours luxueuses », raconte la réalisatrice. Le phare, en somme, éclaire le film comme un projecteur. Car La mer et ses vagues, tourné en argentique, est aussi et surtout une œuvre sur la lumière. Celle qui manque cruellement dans une Beyrouth en black-out total. Celle de personnages lumineux qui dans l’obscurité tentent de résister au pourrissement d’un monde où les coupures d’électricité épargnent étrangement les panneaux publicitaires. Et celle, bien sûr, du cinéma. Car l’usage d’une pellicule 16 mm relève d’un parti pris cinématographique qui épouse parfaitement l’antagonisme entre ce phare d’un autre temps qu’il faut mettre en marche et l’ultramodernité environnante, tout en automatismes.
Les histoires s’emboîtent et Beyrouth se mue en une vaste scène de théâtre. Les images, les sons et les mots façonnent l’identité d’une ville dépeuplée, où ne subsistent que des silhouettes. « Pour réussir à rendre cette histoire plus intemporelle et universelle, le combat a été d’effacer l’actualité en tant que telle pour n’en conserver que des allusions, à savoir des mouvements de population, des absurdités politiques, une recherche de lumière qui disent quelque chose de l’être humain, explique Renaud. Le phare est fixe et observe la mobilité des personnages. » La mer et ses vagues a été réalisé dans la capitale libanaise au pic de la crise financière, en pleine pandémie de coronavirus et après la double explosion au port. « Il n’y avait alors plus de films qui se tournaient. On nous disait que ce n’était pas le moment, mais l’équipe en avait vraiment envie », se souvient le jeune homme. « Le résultat est plus sombre dans sa forme qu’il ne l’était à l’écriture. S’il y a une actualité, c’est là qu’elle se trouve. Pour moi, un film est toujours un documentaire sur l’état d’âme d’une équipe au moment du tournage. »
Sélim, le gardien du phare, interprété par Roger Assaf. Photo Kafard Films
Beyrouth qui crève et lutte sous les yeux du spectateur à travers la pulsion de vie des personnages. Souvent, l’humour vient percer l’opacité ambiante. Au vendeur de café (Sassine Kawzali) qui s’arrête en plein centre-ville et demande à Mansour et Najwa où ils se rendent, ces derniers répondent « en Scandinavie », suscitant l’hilarité de leur interlocuteur. « Il y fait froid. Tout le monde se suicide là-bas. Imagine devoir se taper la route d’ici jusqu’au bout du monde pour finalement se jeter du balcon ? Quel intérêt ? Autant se jeter d’ici », leur rétorque-t-il.
Faut-il y déceler une référence à tous ceux qui ont pris le large au cours de ces dernières années en quête d’un ciel plus clément, mais qui se retrouvent coincés dans les filets d’un ailleurs peu familier, glacial, où la solitude vient s’ajouter aux difficultés du quotidien ? Libre à chacun d’y lire la métaphore qu’il voit. En filigrane, le film interroge la place de Beyrouth dans le déplacement des hommes. S’agit-il d’un port ou d’une demeure ? D’un lieu de passage ou d’ancrage ? « Le gardien de phare est celui qui reste. Il incarne un peu ce même désespoir de voir les gens partir que nous sommes beaucoup à ressentir. D’autant que dans son cas, avec son statut de gardien, il est censé être également celui qui accueille », indique Liana. « C’est une manière de se moquer de l’hospitalité que l’on prête à Beyrouth, de ce fameux ahla w sahla dans une ville qui se vide. Mais c’est aussi notre manière de dire à ceux qui sont partis qu’ils nous manquent, quoique de façon plus cinématographique », poursuit la réalisatrice.
L’affiche du film « La mer et ses vagues » conçue par Carla Aouad.
Lorsque Mansour s’accorde un moment de recueillement – auquel assiste le spectateur dans le reflet d’une vitre de voiture –, le conducteur (Wissam Charaf) baisse la fenêtre et lui lance « bouge de là ». Soudain, ses traits se crispent et le voilà qui aboie comme un chien de garde chassant l’intrus, l’autre, celui qui n’est pas d’ici. Et alors que Mansour retrouve ensuite une connaissance surnommée le « magicien » (Ahmad Kaabour), ce dernier lui affirme : « La ville fermera les yeux, rêvera de vous, et à son réveil, vous aura oublié. » Najwa et Mansour semblent à la fois incarner ces enfants du pays dont on feint de pleurer le départ et ces étrangers que l’on veut voir déguerpir. Comme s’ils étaient les mêmes, unis par un destin commun.
La mer et ses vagues n’est pas un film bavard. Les silences sont nombreux. Mais ils sont souvent entrecoupés de chants. Pas comme dans une comédie musicale où la chanson remplace la parole, mais comme si, à travers ce mode d’expression, les personnages se rapprochaient d’une vérité inatteignable sinon.
Présenté à l’ACID au Festival de Cannes 2023, le film est distribué par la société de production française Shellac et sera diffusé en avant-première mardi 28 janvier 2025, au cinéma Saint-André-des-Arts à Paris, la veille de sa sortie nationale en France. À quand sa projection à Beyrouth, sur cette terre natale blessée dont il explore la lumière ?