
L'affiche du film documentaire « No Other Land », réalisé par des activistes palestiniens et israéliens.
Il fait nuit et l'on entend seulement les sirènes de la police israélienne qui s'approche. La bande-annonce de No Other Land, un film projeté pour la première fois à la Berlinale en février 2024, donne le ton d'emblée. Le documentaire a comme mission de montrer la réalité brutale de la vie quotidienne des Palestiniens en Cisjordanie occupée, à travers une histoire humaine. Celle de l'amitié se formant entre un Palestinien, Bassel Adra, qui tente de documenter la perte de sa terre natale dans le village de Masafer Yatta, entouré de colonies israéliennes illégales, et d'un journaliste israélien juif, Yuval Abraham, avec lequel il couvre la violence des colons israéliens à l'encontre des Palestiniens en Cisjordanie occupée.
Bassel résiste depuis son enfance au déplacement forcé de son peuple par l'armée israélienne. Il enregistre la destruction progressive de sa terre natale, où les soldats israéliens démolissent les maisons et expulsent leurs habitants afin de créer une zone de tir militaire. Yuval l'aide alors dans son combat. Le lien inattendu qui se crée entre eux est mis à mal par le fossé énorme qui sépare leurs conditions de vie : Bassel est confronté à une oppression et à une violence constantes, tandis que Yuval jouit de la liberté et de la sécurité.
Le film a été tourné sur cinq ans, de 2019 à 2023, combinant 20 ans de documentation accumulée par les habitants qui luttent contre leur expulsion.
No Other Land a été nommé dans la catégorie du meilleur long-métrage documentaire aux Oscars, bien qu'il n'ait pas été distribué aux États-Unis. La 96ᵉ cérémonie des Oscars se tiendra à Hollywood le 2 mars prochain.
Un film qui traite « de notre existence »
Le film marque les débuts en tant que réalisateur de Bassel Adra, Yuval Abraham, tous deux à l'écran, en collaboration avec Hamdan Ballal et Rachel Szor, qui sont tous les quatre membres d'un collectif rassemblant des Palestiniens et des Israéliens. Les quatre créateurs décrivent le tournage de ce documentaire comme « un acte de résistance sur le chemin de la justice » alors que la guerre de Gaza, ayant duré plus de 15 mois, connaît une trêve fragile depuis le 19 janvier suite à un accord de cessez-le-feu signé entre Israël et le Hamas.
Au cours du tournage du documentaire, le domicile de Bassel Adra dans le village de Masafer Yatta fait notamment l'objet de deux descentes de l'armée israélienne, au cours desquelles des ordinateurs et des caméras ont été saisis. Dans la bande-annonce, alors que Bassel filme des destructions menées par des soldats de l'armée israélienne, il est poursuivi par l'un d'entre eux qui tente de s'emparer des images.
« Félicitations à nos amis pour leur nomination dans la catégorie “meilleur documentaire”. No Other Land donne un aperçu vital de la vie quotidienne des Palestiniens sous la menace constante d'un nettoyage ethnique à Masafer Yatta », a réagi sur la plateforme X le collectif Breaking the Silence, une ONG d'anciens soldats et de réservistes de l'armée israélienne visant à rendre publics des témoignages sur la réalité des opérations israéliennes dans les territoires palestiniens.
Ce film a déjà remporté plusieurs prix, notamment celui du meilleur film documentaire au Festival international du film de Berlin, la Berlinale, en février 2024. La prise de parole de Yuval Abraham, dans laquelle il avait dénoncé une « situation d'apartheid » en Israël, l'occupation israélienne de la Cisjordanie et appelé à un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, lui avait valu d'être accusé « d'antisémitisme » par des responsables politiques allemands avant de recevoir des menaces de mort sur les réseaux sociaux.
Le tollé suscité par cette cérémonie en Allemagne avait par ailleurs donné lieu à des appels à la démission de la ministre d'État chargée de la culture, Claudia Roth, membre du parti des Verts, qui avait applaudi le discours d'Abraham et de Adra. Preuve de la sensibilité du sujet, la ministre s'était rétractée par la suite, précisant avoir « applaudi le discours du journaliste israélien » exclusivement.
En parallèle, No Other Land a fait des remous en Israël à la suite de ce même discours, les réalisateurs ayant appelé à l'époque à un cessez-le-feu à Gaza et demandé au gouvernement allemand de cesser de fournir des armes à Israël. Abraham disait alors : « Je sais que c'est un moment très difficile pour sortir un film, mais il est très important pour moi que le public israélien le voie. Le film traite de sujets que nous n'avons pas l'habitude de voir dans les grands médias, de l'amitié impossible, du régime militaire en Cisjordanie, mais aussi de la lutte commune des jeunes Israéliens et Palestiniens pour un avenir égalitaire. (...) Nous avons invité le public à regarder un film qui traite de notre existence même et qui propose une voie différente vers la réconciliation et une solution de paix. »
Le quotidien israélien Haaretz rappelait alors que la sortie de No Other Land avait amené certains médias israéliens à considérer ses réalisateurs comme « antisémites », dénonçant le fait « qu'à la télévision israélienne, vous êtes un antisémite si vous osez mentionner l'occupation. »
« Il est temps de distribuer “No Other Land” »
Yuval Abraham avait également déclaré au journal britannique The Guardian qu'il avait dû renoncer à son retour en Israël au lendemain de la cérémonie, après avoir appris que les médias israéliens qualifiaient son discours d'antisémite, certains citant des responsables allemands.
Malgré l'accueil positif de la critique, le film a rencontré des difficultés pour trouver des sociétés de distribution prêtes à le diffuser aux États-Unis ou dans d'autres pays occidentaux. Au début du mois, alors qu'il recevait un prix décerné par le New York Film Critics Circle, Brady Corbet, réalisateur du film The Brutalist, également nommé aux Oscars et mettant en scène l'immigration aux États-Unis d'un juif d'origine hongroise survivant de la Shoah, a profité de son discours de remerciement pour appeler l'industrie cinématographique à mettre fin à ce boycott. « Et la dernière chose que je voudrais dire, c'est qu'il est temps de distribuer No Other Land », a-t-il lâché.
Plus de 750 000 colons israéliens sont illégalement établis en Cisjordanie occupée, tandis que plus de 1 800 attaques de colons contre des Palestiniens ont été recensés depuis le 7 octobre 2023, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l'ONU. Au moins 870 Palestiniens, dont 177 enfants, y ont été tués depuis cette date des suites de violences commises par des colons ou des soldats israéliens, qui ont également blessé 6 700 personnes, selon le ministère palestinien de la Santé. De plus, au moins 13 500 Palestiniens, ont été arrêtés et plus de 2 100 structures ont été démolies, entraînant le déplacement de plus de 6 700 personnes, selon l'organisation onusienne, qui ajoute que 34 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie occupée depuis le début de l'année.
Parmi eux, au moins 12 ont été tués depuis le début du raid de grande ampleur lancé mardi par l'armée israélienne dans le camp de réfugiés à Jénine, d'après le bilan du ministère palestinien de la Santé.