Il flotte dans l’air de mon petit pays une ivresse douce et irréelle : une ivresse de joie, de fierté, de soulagement. Un sentiment d’émerveillement si puissant qu’on se surprend à murmurer : « Est-ce bien vrai ? » Tout semble suspendu, comme si le pays entier s’offrait une respiration après une longue apnée, une trop longue apnée. Mais cette euphorie, aussi enivrante soit-elle, ne doit pas se perdre dans une fausse victoire. Elle ne doit pas devenir le triomphe d’un groupe de Libanais contre un autre, car ce serait un piège, une répétition, un cercle vicieux, une spirale descendante où, inévitablement, l’ivresse s’achève en une gueule de bois nationale, encore une autre, accompagnée de massacres et de guerres dont les cendres collent encore à nos pieds.
Je fais partie de cette génération qui a atteint l’âge adulte au moment où la guerre « dite » civile touchait à sa fin. Ce passage à l’âge adulte, pour nous, n’a pas été marqué par des promesses d’avenir, mais par la poussière des immeubles éventrés et le silence oppressant de nos cœurs à l’approche d’un barrage tenu par une armée étrangère occupante, puis par ses alliés et ses représentants.
Et pourtant, aujourd’hui, trente ans plus tard, nous voilà à vivre ce qui ressemble étrangement à une fin alternative de cette même guerre. Comme dans un film où deux dénouements sont proposés, à la manière de La La Land ou de ces œuvres interactives où le spectateur choisit l’issue. Tout est là, devant nous : les mêmes acteurs locaux, les mêmes influences régionales, les mêmes puissances internationales tirant encore les ficelles. Une boucle, une répétition infinie.
Il y a deux jours, lors d’un échange avec mon mentor, cette voix sage qui, d’un mot, sait m’obliger à regarder l’essentiel en face, il m’a posé une question : « Je sais que tu aimes le Liban, que tu portes les Libanais dans ton cœur. Mais auront-ils la force et le savoir-faire pour bâtir une nation ? »
Cette interrogation m’a troublé, car elle a touché une vérité que nous préférons parfois éviter. Oui, tout est là : les fractures béantes, les tensions latentes, les divisions prêtes à éclater au moindre souffle. Et pourtant, en y réfléchissant davantage, j’ai compris que ce ne sont pas nos divergences politiques ou nos appartenances religieuses qui alimentent nos conflits. Ces différences, en elles-mêmes, ne sont rien de plus qu’un tissu chamarré, vibrant de mille nuances. Ce qui les rend tranchantes et douloureuses, ce sont les mains invisibles de ces grands joueurs – ces forces omniprésentes qui tirent les fils et transforment ce bel ouvrage en étendards de guerre.
Ce qu’il nous manque, ce ne sont ni les compétences ni la force, mais une chose plus simple et plus essentielle : l’envie de vivre ensemble.
Le roman national viendra plus tard. Les lois, les constitutions, les institutions – tout cela peut attendre. Ce qui compte, c’est ce fil invisible, ce consentement tacite qui unit un peuple. Une nation peut se bâtir sur des choses simples mais fondamentales : le fait que nos mères, qu’elles soient chrétiennes, musulmanes, druzes ou athées, nous servent toutes du riz et laban quand nos estomacs sont malades. Cela suffit. Oui, cela suffit. Une nation peut naître de ces riens, si seulement nous avons l’envie de marcher ensemble. Le reste suivra, car tout grand édifice commence par une fondation, aussi modeste soit-elle.
Comme le disait Ernest Renan à la veille de la IIIe République française et à la fin du grand tumulte qui a suivi la Révolution française – laquelle a dû attendre presque 90 ans avant de porter ses fruits : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Elle repose sur un passé riche de souvenirs et sur un consentement actuel : le désir de vivre ensemble et la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »
Alors, mon Liban, sauras-tu vouloir ?
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Inchallah❤️
13 h 49, le 18 janvier 2025